Arno Bertina scatte les logiques politico-économiques pour les zapper
Donner à entendre, en improvisation jazz et en voix multiples, la porte étroite des alternatives possibles aux logiques pseudo-économiques écrasantes.
Aujourd’hui, troisième réunion – le pas décidé de Pascal Montville, en sortant de la voiture, comment l’interpréter ? C’est la troisième AG avec « l’obsédé », comme Fatou l’appelle.
– Il marche contre nous, toujours bille en tête ?
Il s’arrête, sort son téléphone. Son flic et sa conseillère lui passent légèrement devant, avant de ralentir, et il leur emboîte le pas. Avec cette façon qu’il a eue d’être pressé, il y a cinq ou six mois, de débouler dans le dossier sans d’abord nous écouter, nous découvrir, il m’a fait penser à ces chauffeurs de bus qui veulent avancer plutôt que rendre service ; ils ont vu, dans le rétroviseur, quelqu’un qui court et leur fait signe, mais ils démarrent quand même. Tenir l’horaire, ou aller même un peu plus vite – comme s’ils étaient dans le privé avec des bonifications. Quand une seule personne veut descendre, ou monter, ils s’en agacent un peu. « Pour une seule personne… » On a tous la tête pourrie. Et lui là alors, pourquoi est-il pressé ? Pour nous (il aurait compris l’urgence) ou parce qu’on reste pas longtemps ministre ? Il ne veut pas marquer l’arrêt, entendre les coups qu’on donne sur la portière parce qu’il nous assimile, inconsciemment, à ceux qu’il combat depuis dix ans, aux grands patrons, aux fonds de pension dont il parle tout le temps, aux consommateurs indifférents, et ça nous gave ! Il ne fait pas de détail : il y a un monde à renverser, la malbouffe, la surconsommation. Et là il parle aux tenants de ce monde ancien à ne pas pleurer, d’après lui. Il a devant lui des « acteurs », il dit, de cette chaîne alimentaire tordue – c’est comme ça qu’il nous appelle. Il se plante évidemment. On n’est pas l’axe de direction du bolide qui fonce dans le mur, ni même les roues crantées. On n’est rien que les crans de ces roues, ou encore moins que ça : nous sommes la graisse noire qui les enduit. On est innocents, monsieur connard ! Vous ne parlez pas aux décideurs ou aux actionnaires capables d’inventer des allers-retours avec les pays en voie de développement, mais aux petites mains ; on est les doigts qui s’agitent, sans cerveau, juste des doigts, du squelette et des tendons. On est la graisse noire des engrenages qu’on ne peut pas accuser des directions prises par le chauffeur. Dans sa tête de ministre, les deux strates sont bien collées, il nous aura entendues – certaines – parler fièrement de l’abattoir parce qu’on vend nos poulets et nos plats cuisinés dans le monde entier, et il croit qu’on est solidaires des choix de la direction, à cause de ça. Il ne voit pas que c’est le visage de notre drame, cette fierté.
– C’est le visage de notre drame, cette fierté !
Mais non, il entend pas. Quelqu’un lui parle. Je vais pas répéter ma phrase à l’identique. Un coup de griffe ça peut pas être du réchauffé. (Vanessa Perlotta, salariée, unité de conditionnement)
Ancré dans le Finistère et fortement mondialisé, un groupe agro-alimentaire français spécialisé dans la volaille est au bord de la faillite. Aucune solution de reprise globale ne semble vraiment s’esquisser, et plusieurs sites d’abattage semblent devoir d’ores et déjà être fermés. Dans l’un d’eux, proche du siège social historique de l’entreprise familiale, une centaine de salariés décident soudainement d’occuper les locaux, et de séquestrer le secrétaire d’État à l’industrie, venu ce jour-là pour tenter une « discussion à bâtons rompus » avec eux, sans le pesant environnement officiel ayant accompagné ses deux premières visites, quelques semaines auparavant.
Fortement inspirée, pour son contexte social et économique comme pour son histoire industrielle et stratégique, par la situation du groupe Doux au moment de son redressement judiciaire en 2012, la construction échafaudée ici par Arno Bertina constitue à plus d’un titre un véritable modèle de ce que l’écriture de fiction peut apporter à la réflexion politique authentique, lorsqu’elle essaie sincèrement, fût-ce en tâtonnant volontairement, d’échapper aux dogmes instinctifs des uns et des autres et aux surplombs délétères de ceux habilités à écrire l’Histoire de la raison économique contemporaine, en gardant une certaine foi – foi mesurée et fragile, il est vrai -, malgré les innombrables mauvais augures, en l’intelligence collective et en l’imagination des acteurs directement concernés par les soubresauts maniaco-dépressifs de la machine capitaliste emballée.
Je n’ai plus de téléphone portable, ça y est. Ils sortent de la pièce sans me dire quel sera le cadre de cette action, ce qu’ils vont demander. Je n’imagine pas un instant que ma vie est en jeu. Ou plutôt si, justement : j’y ai pensé comme on se dresse sur la pointe des pieds par exemple, le bras tendu au maximum pour essayer d’attraper un pot de confiture placé tout en haut. Et il n’y a rien à faire, je ne suis pas assez grand. J’y ai pensé comme ça : je ne suis pas Kennedy, je ne suis pas Aldo Moro ni Lumumba. Je ne suis pas assez grand, ce serait grotesque. (Pascal Montville, secrétaire d’État)
Il ne s’agit pas, dans cette brève note de lecture, de raconter par le menu les événements de ces huit jours de fronde ouvrière, ni de tenter d’épuiser la formidable richesse de ce roman publié en août 2017 aux éditions Verticales. En utilisant cette prise de conscience collective ou individuelle, chaotique, dubitative, bigarrée et contradictoire, en y insérant les espoirs liés aux perspectives de SCOP (et à la prégnance dans certains esprits de la lutte des Fralib), en donnant à chacune et chacun – syndicaliste désabusé, ouvrier idéaliste fan de jazz, ouvrière cynique et pourtant généreuse, conseillère ministérielle venant « de la base syndicale », secrétaire d’État lui-même, pétri de culture post-industrielle et décroissante, maladroit dans ses élans et hanté par ses drames personnels – une voix superbe de justesse et de finesse, évitant les risques réels de caricature qu’un tel exercice de polyphonie – et même de pluralisme au sens de Vincent Message – peut comporter, Arno Bertina réussit brillamment le pari un peu fou d’ancrer dans une socio-économie extrêmement réaliste une intense réflexion à propos d’intelligence collective et de force agissante de l’idéalisme pragmatique.
– Pourquoi je fais le malin, Fatou ?
– Tu fais le malin car c’est à lui que tu parles, tu veux te le payer comme personne, le mec t’énerve, ça se sent. Qu’est-ce qui va se passer pour ta colère si tu finis par le trouver sympa ? Un mec sympa et hop c’est tout le système qu’est de nouveau sympa ? Il t’invite dans les bons restos et hop tu prends du bide ? On doit être forts ; on sait que c’est pas le plus coupable ce mec, et c’est ce qu’il représente qu’on va juger. Si on juge la personne on sera pas crédibles parce qu’il est innocent, on le sait. On va juger un innocent, ça va terrifier tout le monde et tout notre boulot ce sera de prouver qu’en fait il ne l’est pas, qu’en profondeur il ne l’est pas et qu’en le jugeant, nous, on sort de la culpabilité. Nous alors on bascule dans l’innocence. (Gérard Malescese, salarié, unité d’équarrissage)
Montage choral impitoyablement conduit à hauteur d’homme et de femme, avec leurs grandeurs et leurs faiblesses, « Des châteaux qui brûlent » (et son hommage en exergue aux paroles du « Don’t Let It Bring You Down » de Neil Young) parvient à intégrer naturellement (mais grâce à plusieurs ruses virtuoses), à son récit condensé en 400 pages sans aucun superflu, une puissante double métaphore cherchant à comprendre à la fois la portée actuelle du mythique Don Quichotte (grâce à un fabuleux détour par le film « Honor de Cavalleria » d’Albert Serra) et la vertu analogique du jazz d’improvisation (en arrachant cette direction à la seule expérimentation managériale contemporaine), avec l’aide de Miles Davis, de Wayne Shorter et de Pierrick Pédron (en authentique guest star ici). Sous l’ombre portée d’une malheureuse chemise de compagnie aérienne comme sous celle de la violence politique à comprendre et conjurer sans doute (évoquant de manière habile et poignante les souvenirs plus prégnants qu’on ne le croit – mais pas toujours à propos – des Brigate Rosse et de la Rote Armee Fraktion), effectuant même un détour qui n’a rien de gratuit par une version actualisée des « Deux corps du roi » d’Ernst Kantorowicz, « Des châteaux qui brûlent » rappelle aussi avec une minutieuse intelligence le combat permanent, même s’il est souvent invisible (les phrases consacrées au traitement de la crise par les médias, « même de gauche », sont particulièrement bienvenues), qui se déroule de nos jours encore pour l’appropriation du langage et sa mise en ordre de bataille par les dominants, comme le montrent aussi, chacun à leur manière, le « United Problems of Coût de la Main-d’Œuvre » de Jean-Charles Massera, le « Casus Belli » de D’ de Kabal et, plus paradoxalement sans doute – si l’on songe à ses prestigieux prix de livre de management -, « Le commerce des promesses » de Pierre-Noël Giraud, à propos des racines anciennes et perverses de la comptabilité capitaliste qui traite les machines en investissements et les hommes en charges.
Au cours des trois heures qui suivirent (la fin de la matinée, le déjeuner) personne ne parla de ces articles devant Montville. Il n’eut pas d’explications, seulement le résultat : on était froids. Il s’est énervé, il a eu le sentiment que cette distance était une nouvelle étape dans le renoncement à cette révolution dont il s’était juré, la nuit précédente, qu’il ne ferait jamais le deuil. Ils s’étaient d’abord opposés à la fête, c’est-à-dire – à ses yeux – à une attitude souveraine ; ils renonçaient maintenant à la révolution elle-même, et à tout l’orgueil qu’ils pouvaient en tirer. Ils avaient d’abord abandonné la joie, ils renonçaient aussi à la fierté. Il est donc revenu à la charge et a mis encore plus d’acharnement à décrire ce qu’allait être, dans l’histoire de cette semaine, le concert, la fête, et l’effet d’un tel moment sur les consciences et sur les corps. Mais en insistant comme ça, il creusait sa tombe en quelque sorte, ou plutôt il achevait de détricoter le lien qu’il avait noué avec les salariés de La Générale au cours de la semaine ; il semblait insister sur la chose la plus futile et contestée, comme un stratège peut s’entêter à vouloir suivre un plan absurde. D’autres se montaient le bourrichon – mais comment évaluer le rôle de la fatigue accumulée dans la pertinence des avis qui s’opposaient ? – et ils n’hésitaient plus à le décrire comme un chauffeur qui nous mènerait vers le ravin. Alors quoi ?! Eh bien il faut le prendre de vitesse, ce chauffeur fou, pour qu’elle n’ait pas lieu. Quoi ?! Mais cette fête voyons ! Et plus personne ne se comprend. (Vanessa Perlotta, salariée)
Montrant – sans surprise pour les lectrices et lecteurs de « La borne SOS 77 » de « Numéro d’écrou 362573 » et de « SebecoroChambord », le journal d’écriture qui accompagnait ce dernier ouvrage – une impressionnante empathie sans complaisance avec le bas de l’échelle sociale, sans se sentir obligé un instant d’en caricaturer à l’excès le haut, Arno Bertina, cinq ans après « Je suis une aventure », démontre aussi qu’il maîtrise mieux que jamais la navigation au près serré entre la possibilité du burlesque (avec, par exemple, la scène inoubliable du transport de poulets en montgolfière de fortune vers l’usine assiégée) et le risque de la tragédie (lorsque les logiques de peur, de fatalité et de résignation menacent de l’emporter – ou même l’emportent – sur la raison, sur l’imagination et sur l’espoir). « Des châteaux qui brûlent », récit passionnant, intelligent, hilarant et poignant, est ainsi lui-même une parfaite démonstration d’intelligence collective de la fiction, fût-elle conduite par un auteur unique.
On peut lire la chronique de Michel Abescat dans Télérama, ici, celle d’Antoine Perraud, très documentée, dans La Croix, ici, celle de Muriel Steinmetz, dans L’Humanité, ici, et surtout l’entretien avec elle, dans le même journal, ici.
Arno Bertina - Des Châteaux qui brûlent - Editions Verticales/Gallimard
Charybde2 le 25/09/17
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