La MEP fait le(s) Poirier

Anne et Patrick Poirier développent une œuvre plastique multiple dans laquelle la photographie occupe, dès 1967, une place aussi centrale que méconnue; au même titre que la sculpture ou l’installation. Au fil de leurs expérimentations, ils n’ont cessé de développer un corpus d’œuvres, explorant sans limite les possibilités du médium. Cette exposition en propose la première rétrospective avec près de 200 tirages.

Série Roma Memoria Mundi, 1988, Courtesy Galerie Mitterrand, Paris © Anne et Patrick Poirier. Photo Jean-Christophe Lett. Adagp, Paris, 2017

Depuis plus de quatre décennies, Anne et Patrick Poirier se font les explorateurs d'un univers singulier dans lequel, contrairement à la célèbre affirmation de Sigmund Freud, « l'inconscient (n') ignore (pas) le temps ». C'est en effet l'épreuve du temps, les traces et les cicatrices de son passage, la fragilité de toute construction humaine et la puissance des ruines, antiques ou récentes, qui nourrissent leur création, qui prend la forme d'une archéologie parallèle habitée par une mélancolie aussi inquiète qu'imaginative.

Anne et Patrick Poirier, photo, 1974, Sélimonte Siicile
(courtoisie MEP)

Après leurs études à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs et de nombreux voyages en Orient, Moyen-Orient et aux Etats-Unis, Anne et Patrick Poirier passent trois ans à la Villa Medicis à Rome. Dès le début de leur séjour, ils décident de travailler ensemble, réunissant leurs idées, leurs sensibilités.

A la fois sculpteurs, architectes et archéologues, Anne et Patrick Poirier explorent des sites et des vestiges issus de civilisations anciennes afin de les faire revivre par des reconstitutions miniaturisées. Leurs travaux - composés d'herbiers, de dessins, de photographies et de maquettes - sont une réinvention du passé, où se confondent lieux réels et paysages oniriques, ruines imaginaires et fragments archéologiques. Au début des années 70, ils développent une oeuvre contemporaine qui prend sa source dans une vision de villes calcinées : ruines antiques de la Domus Aurea, en référence à la maison de l'empereur incendiaire, Néron, imitation d'Ostia Antica, ou encore ville imaginaire inspirée tantôt de Borges, tantôt des récits mythologiques.

Sans titre, 1967 © Anne et Patrick Poirier. Photo Jean-Christophe Lett. Adagp, Paris, 2017

Une photographie de Nantes en ruines après le bombardement du 16 septembre 1943 qui emporta le père de Patrick, revient en leitmotiv dans les ouvrages qui leur sont consacrés. Elle révèle que l’œuvre d’Anne — née à Marseille en 1941 — et de Patrick — né à Nantes en 1942 —, s’ancre dans la tragédie de la Seconde Guerre mondiale et donne une clé de lecture essentielle à la compréhension de leur travail, leur conscience aigüe et intime de la fragilité de toute chose.

Adolescent, Patrick s’essaye à la photographie avec le Kodak 6 x 4 de sa mère avant d’acheter, en 1963, son premier Reflex alors que tous les deux sont étudiants à l’École nationale supérieure des arts décoratifs à Paris. Dès leurs premiers voyages, pérégrinations aux allures d’errances, fascinés par Victor Segalen et les images de ses installations improbables pour photographier la statuaire chinoise, ils explorent la photographie, qu’ils ne cesseront d’utiliser comme médium à part entière.

Série Ostia Antica, 1970 © Anne et Patrick Poirier. Photo Jean-Christophe Lett. Adagp, Paris, 2017

À l’instar de leurs maquettes de sites archéologiques, carnets ou herbiers, les photographies d’Anne et Patrick Poirier soulignent la fragilité de la mémoire et la nécessité d’en témoigner. À la fin des années 1960, durant leur séjour à la Villa Médicis, ils expérimentent, produisant des photogrammes de crânes, de fleurs ou de verres brisés qui évoquent des vanités. Pendant leur long séjour romain, ils créent également, souvent avec des appareils chinés, des séries telles qu’Ostia antica (1970), reportage fictionnel sur une campagne de fouille dans la nécropole de la ville, ou Paysages révolus, Selinunte (1973-74), regard humoristique sur les dérives du tourisme de masse. En parallèle, avec la conception de leurs grandes maquettes Domus aurea et la série photographique éponyme, ils créent leurs premières compositions monumentales, Les jardins noirs (1976-77), auxquelles le contraste entre le vert gorgé de vie des végétaux et le noir du fond en charbon de bois confèreune dimension dramatique.

Série L'âme de Gradiva, 1997, Courtesy Galerie Mitterrand, Paris © Anne et Patrick Poirier. Photo Jean-Christophe Lett. Adagp, Paris, 2017

Dans la série Stigmates (1977-78), réalisée à Berlin, leurs photographies de bâtiments en ruine, d’impacts de balles sur les murs, fixent les traces d’une tragédie dont on est en train d’effacer la mémoire à coups de bulldozer. Les carnets de fouilles de l’archéologue des années 1990, mêlent photographies, notes, croquis et empreintes, relevés de fouilles fictives.

Série Roma Memoria Mundi, 1988 © Anne et Patrick Poirier. Photo Jean-Christophe Lett. Adagp, Paris, 2017

Leur approche onirique du patrimoine à l’œuvre dans Roma Memoria Mundi(1988), prend un caractère tragiquement prémonitoire dans Palmyre (1992) ou Villes Mortes, Syrie (1992), images de vestiges architecturaux rehaussés à l’aniline qui leur donnent un aspect surnaturel.

Leur travail photographique prend un nouveau tournant à l’occasion de leur résidence au Getty Research Institute à Los Angeles en 1994-1995. À partir de clichés faits avec leur nouvelle chambre photographique 20 x 25, ils exploitent toutes les ressources des dernières techniques mises à leur disposition.

Série Palmyre, 1992 © Anne et Patrick Poirier. Adagp, Paris, 2017

Reprenant leur invention de tatouage de pétales de rose de 1978 (Villa Adriana), ils développent sous le nom de Fragility plusieurs séries métaphoriques utilisant pétales et feuilles « torturées » avec épine, aiguille, crayon… Ces fleurs scarifiées fraîches ou fanées surgissent encore dans les séries Siècle Infernal (1996), Incisions (1996), L’âme de Gradiva (1997) – dont le titre s’inspire du roman de Wilhelm Jensen qui a pour personnage central un archéologue hanté par l’évanescente image d’une femme. Dans Natures mortes (1996), ils composent de somptueuses vanités, dominées par un rouge théâtral et charnel, couleur du sang et de la douleur.

Série Valise, 1968 Courtesy Galerie Mitterrand, Paris © Anne et Patrick Poirier. Photo Jean-Christophe Lett. Adagp, Paris, 2017

Depuis quelques années, avec la complicité de Choi, le célèbre tireur, ils continuent d’inventer. Dans la série Archives, ils créent des photogrammes en plaçant les fleurs directement entre deux plaques de verre, créant ainsi de majestueuses compositions de végétaux tatoués et superposés auxquels sont parfois mêlés d’autres photographies et des textes.

Série L'âme de Gradiva, 1997, Courtesy Galerie Mitterrand, Paris © Anne et Patrick Poirier. Photo Jean-Christophe Lett. Adagp, Paris, 2017

L’appropriation photographique s’inscrit dans leur démarche dès leurs premiers travaux, comme en témoigne Les valises (1968-69), avec l’utilisation de photographies trouvées ou de dépliants touristiques. Elle se poursuit aujourd’hui avec la série Tapis, réalisée à partir d’images du centre historique d’Alep ou de Hatra (2016) sélectionnées sur Google Earth. Confectionnés avec des matériaux fragiles (soie, laine, fibre de bambou), selon un savoir-faire tibétain ancestral, ils évoquent le martyre de ces villes désormais dévastées.

Anne et Patrick Poirier sont des voyageurs de la mémoire ; l’oeuvre qu’ils élaborent à deux est une métaphore du temps où passé et futur sont étroitement mêlés : elle donne à voir la fragilité des cultures, la fragilité des êtres. Et c'est plutôt intriguant. Conseillé des deux mains! 

Maxime Duchamps le 24/09/17 

ANNE ET PATRICK POIRIER VAGABONDAGES ARGENTIQUES50 ANS DE BRICOLAGE PHOTOGRAPHIQUE -> 29.10.2017
MEP - 5/7 Rue de Fourcy - 75004 Paris

Paysages révolus, 1974, de la série Selinunte © Adagp, Paris / Cnap / photographe : Yves Chenot