Deux documentaires qui jettent une lumière crue sur l’appareil judiciaro-policier
En cette période décisive pour l’avenir des réformes voulues par Macron, deux films reviennent sur la répression policière et judiciaire qui a culminé l’année dernière avec les manifestations contre la loi El Khomri. Deux documentaires qui jettent une lumière crue sur l’appareil judiciaro-policier.
Les manifestations de cette rentrée sociale seront-elles aussi violemment réprimées que celles de l’an dernier contre la loi El Khomri ? Verra-t-on défiler en comparution immédiate devant les juges des dizaines de manifestants comme en 2016 ? Deux films reviennent sur la répression, judiciaire, pour l’un, policière pour l’autre et leur usage par les gouvernements successifs.
« Acharnement, poursuivis pour l’exemple », long métrage de 90 minutes de Mourad Laffitte, se concentre sur la répression judiciaire, à travers les condamnations sévères qui pleuvent à l’encontre de militants et syndicalistes. Le film s’inscrit dans une histoire, celle du monde ouvrier et du syndicalisme. « Le fond de l’air est bleu », réalisé par les collectifs militants Actividéo et Medialien, est lui proche de ce qu’on appelle pour faire vite la mouvance autonome. Il pose plus largement la question des violences policières, non seulement dans les manifestations, mais aussi dans les quartiers populaires et même, brièvement, à l’encontre des migrants. Deux points de vue radicalement différents, donc, qui tentent d’analyser un moment d’une histoire contemporaine dans laquelle les forces policières et judiciaires se voient assignées le rôle de mater toute contestation politique ou sociale.
Un précédent, la lutte des Goodyear
Mourad Laffitte, le réalisateur de « Acharnement, poursuivis pour l’exemple », n’en est pas à son coup d’essai. Il avait déjà réalisé un documentaire sur les FTP-MOI, mouvement constitué d’étrangers immigrés en France, qui furent l’un des fers de lance de la résistance à Vichy - puis « Liquidation », un film qui retrace la lutte des ouvriers de Goodyear contre la fermeture de leur usine. Il semblait logique que l’on retrouve dans son nouveau documentaire Mickaël Wamen, leader CGT de l’usine d’Amiens-Nord, condamné à 24 mois de prison avec sursis et cinq ans de contrôle judiciaire pour la séquestration de cadres du fabricant de pneumatiques, dans des conditions dramatiques pour les salariés de Goodyear, qui cherchaient à s’assurer des conditions de départ financièrement décentes.
Un premier ministre se réclamant de Clémenceau
Le film s’ouvre sur la grève des mineurs de Courrières dans le Pas-de-Calais, durement réprimée par Clémenceau, ministre de l’Intérieur de l’époque -principale source d’inspiration de Manuel Valls un siècle plus tard- qui envoie la troupe, ce qui lui vaut d’être pris à partie par Jaurès à l’assemblée nationale. Les images de la grève des mineurs de 1948 et de leur combat judiciaire pour obtenir réparation, qui ne connaîtra son épilogue qu’en 2014, celles du conflit entre Emilien Amaury du Parisien et le syndicat du Livre CGT en 1975, ou encore celles des manifestations des ouvriers sidérurgistes à la fin des années 1970, rappellent que pendant longtemps la répression policière fut féroce. On repense alors à la première phrase du film : « Le XXIe siècle naissant, on aurait pu espérer en avoir fini avec la violence et la répression policière du siècle précédent, reléguant au passé l’acharnement contre le mouvement ouvrier, ses revendications et ses combats ». Mais le témoignage de Maurice Boivin, ouvrier du Livre CGT, qui fut rendu aveugle par une grenade au chlore, renvoie aux personnes mutilées, éborgnées et blessées pendant les manifestations de 2016 contre la loi travail et à la violence inouïe déployée par les forces de l’ordre à cette occasion.
Après la violence policière, la répression judiciaire
Rien n’aurait donc changé ? Si, à la brutalité de la répression policière s’est ajoutée celle de la répression judiciaire. Avec des poursuites au pénal systématiques et des condamnations de plus en plus lourdes à l’encontre des militants et syndicalistes. Chez Air France, Goodyear, La Poste ou Continental. Le retour en arrière sur cette période permet de comprendre à quel point le conflit d’Air France a été un tournant. Qualifiés de voyous par Manuel Valls, les syndicalistes de la compagnie aérienne ont été attaqués en justice après une intense campagne de dénigrement dans la presse. Le film revient sur l’affaire de la chemise arrachée d’Air France et en retrace la genèse, pour restituer l’arrière-plan social évacué par les médias : la brutalité d’un conflit dans une entreprise en partie gérée par l’Etat, qui pour la première fois envisage des licenciements secs, après de nombreux plans de départ volontaires.
Un état d’urgence dévoyé
Le film insiste sur la volonté politique de faire condamner lourdement les leaders syndicaux mais aussi les simples manifestants. Il raconte la fureur des procureurs -bras armés de l’Etat en matière de justice- dont les réquisitoires se font implacables pour les syndicalistes et militants, qui exigent des peines « exemplaires » et font appel de décisions qu’ils estiment trop clémentes. L’arrière-plan des manifestations contre la loi travail est aussi souligné : celui de l’état d’urgence et de son cortège de violations des droits : interdictions de manifester, assignations à résidence, perquisitions brutales, bien loin de la lutte contre le terrorisme qui en était la justification. Laurence Blisson, du syndicat de la magistrature rappelle cette circulaire de novembre 2016 du ministère de la Justice, appelant à « anticiper un surcroît de travail du fait d’un mouvement collectif ». Ce qui a entraîné la multiplication des comparutions immédiates, au point qu’il a fallu doubler les audiences, à l’hiver 2016, pour juger les dizaines de personnes placées en garde à vue à l’issue des manifestations.
L’union, rempart contre la répression ?
Une répression judiciaire de masse, donc, dans le contexte de l’Etat d’urgence, dont les dispositions les plus choquantes sont aujourd’hui en voie d’être inscrites dans la loi commune. On repense alors à ce que dit dans le film un Joaõ Gama, ancien métallo de la CGT, lorsqu’il évoque les grèves des sidérurgistes lorrains : « chaque fois qu’il y avait quelqu’un qui était gardé à vue au commissariat, il y avait des centaines, des milliers de personnes, des salariés de la sidérurgie mais aussi la population, qui venaient soutenir jusqu’à la libération des camarades ». Ce qui, rappelle-t-il, permettait d’obtenir leur libération. C’est Mickaël Wamen qui conclut. « Le jour où on sera vraiment main dans la main, je pense que ceux en face vont vite comprendre que ce n’est plus possible de s’attaquer à des individus ou des groupes d’individus ». Une conclusion à mettre en perspective avec la désunion syndicale de cet automne face à l’offensive néolibérale…
Une proximité avec le cortège de tête
Si « Acharnement, poursuivis pour l’exemple », de Mourad Laffitte ne cache pas sa proximité avec le Front social qui fédère syndicats, associations, collectifs et médias alternatifs contre les ordonnances gouvernementales, « Le fond de l’air est bleu » revendiquerait plutôt une proximité idéologique avec le cortège de tête. Le collectif Actividéo qui l’a réalisé, s’est fait connaître avec un premier documentaire intitulé « C’est qui les casseurs ? », qui rendait compte de l’émergence, lors des manifestations contre la loi El Khomri, d’un mouvement autonome revendiquant une forme de violence populaire. Certes, ce mouvement a toujours existé depuis les années 1970. Mais la nouveauté, que donnait à voir également le reportage de Thierry Vincent « Nous sommes tous des casseurs » -même s’il a été fortement critiqué par les principaux concernés-, c’est l’élargissement de ce mouvement à des gens qui n’auraient sans doute pas imaginé auparavant se rendre à une manifestations avec un casque et des lunettes de natation et sa relative acceptation par l’ensemble des manifestants, même les plus pacifiques. On n’a sans doute pas relevé à quel point cette revendication d’une violence politique légitime face au pouvoir s’était considérablement élargie, bien au-delà du cercle traditionnel des militants autonomes. Le niveau de violence policière atteint pendant le mouvement contestant la loi travail, a beaucoup aidé à légitimer ces pratiques.
Le bleu de l’uniforme
Le titre du film d’Actividéo et Medialien renvoie au film de Chris Marker « Le fond de l’air est rouge », sorti en 1977. Si la couleur écarlate renvoyait à l’effervescence révolutionnaire des années 1960 et 1970, ponctuée par la lucidité douloureuse du réalisateur, « le Fond de l’air est bleu » renvoie à la couleur de l’uniforme. Le film est en tout cas une passionnante enquête sur les violences policières. Il élargit le spectre de l’analyse à l’ensemble des violences policières, celles commises sur les manifestants, mais aussi sur les habitants des quartiers populaires et, brièvement, sur les migrants. Trois cibles principales qui résument l’usage politique de la police, telle que la pratique le pouvoir aujourd’hui. Mort d’Adama Traoré puis de Curtis, viol de Théo, manifestants éborgnés, le film rend compte d’une actualité riche et dramatique, mais sans jamais verser dans le larmoyant. Moment d’émotion quand même, quand Ramata Dieng -dont le frère Lamine est décédé entre les mains des policiers-, fait reprendre à la foule la liste interminable des victimes tuées par la police.
Apprendre à aimer la police comme on aime le Nutella
Le mérite de ce film de 70 minutes est de mettre en relation des informations diverses, comme on assemblerait les pièces d’un puzzle, pour questionner globalement le rôle de la police dans notre société. Avec une qualité d’image excellente une touche d'humour franchement corrosif. Le film débute sur un ton léger, interrogeant le rôle des séries policières. C’est à travers elle, qu’on nous apprend à aimer la police, « comme la publicité nous conditionne à aimer le Nutella, l’alcool ou les cigarettes », résume Franco de la Brigade anti-négrophobie (BAN). Ce sont aussi ces séries policières qui ont orienté la vocation de plus d’un policier.
Une réalité du métier pas franchement glamour
La réalité policière dont témoignent les policiers interviewés est pourtant loin d’être aussi glamour que celle des « Experts » ou de « Deux flics à Miami». « C’est pas ce que tu crois », dit un policier en poste à l’aspirant flic, qui pense signer pour défendre la veuve et l’orphelin. « Finalement, il avait raison », conclut ce dernier. Un aveu qui ne manque pas de sel, sachant que le policier en question est Alexandre Langlois, responsable de la CGT Police, rebaptisée VIGI (lapsus ?) et qui se propose de prendre la tête des manifs pour en découdre avec ceux qui souhaiteraient s’en prendre à ses collègues…
Les flics marchent sur l’Elysée
« Le fond de l’air est bleu » revient sur les manifestations de l’hiver 2016 des « Policiers en colère », dont on a peut-être un peu vite oublié qu’ils marchèrent de nuit sur l’Elysée, avec uniformes, brassards et véhicules de fonction. Et qui obtinrent, en récompense, le vote d’une loi sur mesure en réponse à une vieille revendication, celle de la présomption de légitime défense. Le film donne longuement la parole aux jeunes victimes de contrôles au faciès, mettant en évidence le fonctionnement intrinsèquement raciste du corps policier. Que Franco, de la BAN, résume lorsqu’il explique, mégaphone en main, qu’il ne suffit pas, pour venir à bout de ce racisme systémique, d’embaucher des policiers noirs, arabes ou chinois. Les réalisateurs mettent d’ailleurs en évidence le début d’alliance entre ceux qui sont maltraités pour ce qu’ils font -les militants anti-loi travail- et ceux qui le sont pour ce qu’ils sont- les jeunes des quartiers.
Stress post-traumatique
« Le fond de l’air est bleu » souligne à quel point la violence policière est une stratégie voulue par le pouvoir. Quand le film de Mourad Lafitte s’arrête sur les policiers grimés en casseurs pour déconsidérer les manifestations -vieille antienne de la CGT- un CRS explique dans celui d’Actividéo et Medialien que la violence est le résultat des ordres donnés par la hiérarchie et non une suite de dérapages isolés. Deux membres des Street medics, ces manifestants qui s’organisent pour venir en aide aux personnes blessées dans les cortèges, expliquent le rôle politique de cette violence maximale qui entraîne un véritable stress post-traumatique : « Quand tu fais des cauchemars, que tu es en burn out au boulot, que tu poses des arrêts maladie, ben tu reviens pas ». Même rôle des contrôles au faciès, palpations et autres violences -jusqu’au meurtre- subies par les jeunes hommes des quartiers populaires, qui vise à humilier et nier les personnes, pour mieux contrôler ces nouvelles « classes dangereuses ». Ce que résume l’un des interviewés : « face à l’uniforme, on n’est rien ».
Questionner l’utilité même de la police
Mais l’aspect le plus novateur du film est de poser la question de l’utilité même d’une police et de son monopole au service d’une supposée « cohésion sociale ». De fait, la dénonciation par les policiers de leur hiérarchie -grâcement payée comme nous l'apprend le film- et de la politique du chiffre montre ses limites. L’esprit de corps justifie toujours les actes des collègues, y compris les plus abjects, comme le viol de Théo Luhaka. Les paroles du policier qui prétend que les violences policières sont fermement condamnées par la justice française, contre toute évidence, sont mises en rapport avec le témoignage du frère de Wissam El Yamni, jeune homme décédé suite à une interpellation musclée, qui explique comment la collusion entre police et justice et la culture de l’impunité empêchent toute possibilité d’enquête impartiale. Le film raconte la peur, l’humiliation mais aussi le courage de tous ceux et toutes celles qui se mobilisent pour lutter contre cette violence d’état. Les images de l’évacuation d’un campement de migrants rappellent à quel point les forces de l’ordre sont là pour maintenir un certain ordre, aux dépends des plus faibles. Conclusion de Nnoman, photographe militant, fondateur de Fumigène, « Si tu es un bon flic, dénonce ce qui se passe en interne et démissionne ! » Radical, mais clair.
Un choix audacieux mais pas forcément judicieux
Seule réserve sur ce film tonique et incisif, le choix de n’indiquer que les prénoms des personnes interviewées, alors même que certaines sont des personnalités publiques connues. Un choix audacieux voulu pour mettre toutes les personnes interviewées sur un pied d’égalité. Ceux qui connaissent le sujet reconnaîtront sans peine Amal Bentounsi (Collectif Urgence notre police assassine), Ramata Dieng (Vérité et justice pour Lamine Dieng) ou Omar Slaouti (collectif Vérité et justice pour Ali Ziri), ainsi que Stella Magliani-Belkacem, co-auteur des « Féministes blanches et l’empire » ou Pierre Douillard, auteur de « L’arme à l’œil », lui-même blessé au visage par un tir de LBD. Au final, ce choix produit l’effet inverse, puisque ces précisions demeureront inaccessibles pour le spectateur pas familiarisé avec la question des violences policières.
Véronique Valentino
« Acharnement, poursuivis pour l’exemple », un film documentaire de 70 minutes réalisé par Mourad Laffitte, responsable de production Laurence Karzsnia, produit par Images contemporaines, septembre 2017.
Voir la bande annonce : https://www.youtube.com/watch?time_continue=255&v=5CZslrMSrr8
« Le fond de l’air est bleu », film de 70 minutes, réalisé et produit par les collectifs Actividéo et Medialien, septembre 2017. Consulter la page Facebook du collectif : https://www.facebook.com/medialien/
Voir le film :