Timothée Demeillers : la tête contre les murs de l’usine à viande
Tout est plus difficile aujourd’hui, c’est sûr, enfermé à double tour dans cette geôle de béton et de barbelés, à entendre les cris, à entendre les claquements des lourdes portes métalliques, à entendre tout ce vacarme, comme un rappel de l’usine, des hurlements des scies sauteuses, des clacs, les clacs de la chaîne, si distants mais si familiers, à ressasser ce qui m’a amené ici, ce qui m’a fait plonger dans ce cauchemar alors que rien ne m’y prédestinait, ou peut-être tout, au contraire, à passer des journées avec les souvenirs pour compagnons, comme du temps des frigos, comme du temps où tout a commencé, comme du temps où je devais accompagner mon silence, mon ennui, ma peine de belles histoires pour nourrir le vide.
Trois ans après « Prague, faubourgs est », le deuxième roman de Timothée Demeillers est paru chez Asphalte en août 2017. C’est un choc bien rare.
Depuis la prison rennaise où il purge depuis deux ans sa peine de dix-huit ans de réclusion – la lectrice ou le lecteur sait donc d’emblée que les choses ont mal fini -, un ex-ouvrier trentenaire remâche l’enchaînement matériel qui l’a mené là. Né dans une famille pauvre de la banlieue rurale angevine, tôt et presque naturellement déscolarisé, Erwan est devenu très jeune, après un stage et un ou deux CDD, le détenteur de ce graal contemporain qu’est le CDI (avant que l’on ne parle, bientôt, de l’ex-CDI, bien entendu), dans la seule usine apparente à son horizon, l’abattoir du Lion d’Angers. Ouvrier convoyeur chargé d’accrocher les carcasses fraîchement abattues à la crémaillère qui les emmène vers la découpe, il travaille chaque jour dans le froid glacial de la zone frigorifique, les heures interminables rythmées par le claquement du mécanisme correctement mis en place. Fatigue physique, horizons bouchés, désespoir rampant, sentiment imparable du mépris de classe, failles de la socialisation : le cocktail détonant rassemble ses forces peu à peu jusqu’à l’explosion devinée et établie.
Mes journées de l’autre côté de ce qu’on nomme la liberté, à partager mon ennui avec Mirko, que je n’ai pas choisi, qui ne m’a pas choisi non plus, comme je n’avais pas choisi Didier, mon binôme des frigos. Ici, je tue le temps comme je peux, à repenser à tout ça, à Laëtitia, à mon frangin Jonathan, à ma belle-soeur Audrey, qui viennent me voir avec les petites une fois tous les mois ou tous les deux mois, parce que ça leur fait de la route jusqu’ici, jusqu’à Rennes, enfin Vezin plutôt, de chez eux, à Saint-Melaine-sur-Aubance, ça en fait des heures de trajet, des kilomètres pour me parler une heure, avec les petites qui me disent mais tonton pourquoi t’es là, et à qui j’essaie de tout expliquer, mais les mots ne sortent pas de ma bouche, peut-être parce que je ne suis pas en mesure moi non plus de comprendre totalement ce que je fais ici.
Il faudrait remonter loin, très loin, des années en arrière, à l’époque de la liberté, à l’époque de l’usine, de ma vie d’avant, mes quinze années d’usine.
Fort peu d’écrivains de nos jours semblent pouvoir ou vouloir s’emparer par la fiction de la réalité du travail ouvrier contemporain, de la misère des travailleurs pauvres, et de la peur de tomber qui est désormais chevillée aux tripes de chacune et chacun, comme jamais auparavant. Comme le note très justement Yan sur son blog Encore du Noir (voir plus bas le lien vers son billet), ce n’est certainement pas par hasard que l’usine d’Erwan est un abattoir, mais le propos central ici n’est pas celui de la condition animale et de l’économie de la viande, ou plutôt il l’est seulement dans la mesure où se dessine – d’une toute autre manière que celle choisie par Vincent Message dans son grand « Défaite des maîtres et possesseurs » – une relation atrocement homothétique entre le sort du lumpenproletariat d’aujourd’hui et celui des bêtes d’élevage. La métaphore cruelle semblera sans doute trop saignante à beaucoup, cela n’enlève rien à sa profonde justesse, hélas. D’une langue à la fois simple et agile, Timothée Demeillers donne à lire le vide, l’ennui et la mauvaise résignation d’une condition que viennent éclaire fugitivement de trop faibles lueurs d’espoir et de santé mentale, amitiés familiales ou amours de vacances. Mieux encore que les paroliers et musiciens de Zebda dans leur fameuse chanson de 1995, il s’agit de donner à lire le bruit et l’odeur d’une déchéance automatisée, déshumanisée, dans laquelle le corps précocement vaincu et abîmé tue l’esprit, dans l’indifférence générale, le cynisme des plus puissants et la morgue instinctive des (un peu mieux) nantis.
Et la machine qui ne s’est pas arrêtée. Le roulement mécanique du convoyeur, le soufflement abrutissant de la clim, les crochets qui s’entrechoquent, le rail de la 12, puis le rail de la 25 qui s’ouvrent et se referment avec un clac, un clac sec, la tôle de l’usine qui répercute tout ça et l’écho qui se répand jusqu’au sas de la porte de service. Le bruit de la peur. Le bruit de la peine. Le bruit du labeur. Les grésillements des néons, le blanc pâle des néons au-dessus de nos têtes, les néons comme dose de vitamine D. Le blanc pâle qui déteint sur les visages livides. Même les Arabes qui bossent là tournent blancs. Leurs pigments s’estompent au fil des ans. Du brun au jaune cireux. Les yeux terreux. La bouche sèche. Les intestins noués. Et le froid, le froid vif, soufflé par les grands ventilateurs, qui parvient même à donner la chair de poule aux carcasses nues sur les rails en acier, le gris du reste et l’odeur de mort qui flotte dans le grand hangar et qui persiste même lorsque tout a été nettoyé. Et puis surtout les clacs.
Les clacs.
Les clacs de la chaîne.
Et le sang. Le sang poisseux au sol. Comme une prémonition. Comme un signe avant-coureur. Mon ancienne caverne. Mon ancienne cabane ensanglantée. L’abattoir. Le sang. Le bruit. Les clacs qu’on couvre d’histoires drôles. Pour crever l’abcès. Pour se poiler un peu.
Il faut beaucoup de talent pour trouver ainsi les mots capables de rendre compte de la douleur profonde des rapports de production, qui malgré les discours de toutes les start-up nations du monde, n’ont hélas pas à ce point changé depuis Claire Etcherelli et Robert Linhart, continuent à être exposés à d’indicibles et terrifiants moments de basculement, de plongée dans la folie et la mort – car il y a toujours un fantôme dans la machine, humaine ou autre, malgré tous les efforts capitalistes pour s’en débarrasser.
Ce qu’en disent superbement Yan sur le blog Encore du noir et Héloïse dans le webzine Un dernier livre avant la fin du monde sont ici et là.
Timothée Demeillers, Jusqu'à la bête, éditions Asphalte
Charybde2 le 15/09/17
l'acheter ici