Vavavoom ou le paysage automobile dans l'œil de Richard Maniere
J’ai à peine 10 ans et, par la vitre, je vois défiler le paysage. J'imagine les kilomètres. Le voyage d’une heure pour nous rendre chez ma grand-mère est une aventure. Je crois partir pour Paris, alors que j’arrive à St-Germain-les-Arpajons. La route est aussi étrangère qu'elle est à la fois familière. Fascination des voyages et angoisse du départ, bonheur inouï d’être enfin arrivé. Des instantanés j’en ai plein la tête, de ces nuits sans lune, par la vitre arrière. Et ces passages sous les tunnels orange du périphérique qui nous donnaient cet air malade en nous faisant rire aux éclats.
Peugeot 504, R12, Datsun, CX break, Dyane 6, R21, Super5… L’automobile a des prénoms. Elle nous accompagne, boîte en fer qui attrape les souvenirs, cœur vrombissant et berçant à la fois nos rêves et nos réalités. Réduisant l’espace-temps, prolongeant le film de notre enfance. Xavier Barral et Philippe Séclier, sont les deux commissaires de l’exposition Autophoto à la Fondation Cartier, visible jusqu’au 24 septembre. Il faut y rouler, et y découvrir « ce long ruban qui défile, qui défile… » je me comprends. Et vous aussi bientôt…
On vous indique gentiment que la visite a un sens de circulation: tourner à droite, puis à gauche, engager la marche arrière, puis suivre la route. Les virages en épingles à cheveu que vous prendrez à allure réduite vous permettront de vous perdre dans l’aventure Michelin; cette cartographie sur table lumineuse où les planches contacts forment des cases, dont les commentaires manuscrits juxtaposent des images de routes, de chemins de terre, etc. Tel un inventaire des possibles et des envies de grands espaces, en rêve d’asphalte lisse dans les meilleures conditions pour l’automobile naissante et leurs propriétaires aisés du début du XXe siècle.
Les dispositifs permettant de découvrir derrière un rideau, de petites photographies, ne théâtralisent jamais le regard bienveillant et souriant que l’on pose sur les images de ces familles, ces couples, ces gens devant leurs (très) chers véhicules (American Dream, Sylvie Meunier & Patrick Tournebœuf). On a tous posé au moins une fois dans notre vie devant la voiture familiale avec plus ou moins de bonheur et ces carrés sont autant de miroirs du souvenir.
La scénographie de Constance Guisset nous laisse déambuler entre les photos qui, si elles retracent l’histoire de l’automobile (de 1900 à nos jours) ne sont jamais didactiques mais sont plutôt les témoins des histoires que nous rêvions d’avoir, ou que nous avons eu. Jamais l’esthétique de la voiture en tant qu’unique objet matériel ne vient troubler notre road trip. Il s’agit davantage de souligner le rapport que nous avons avec elle et la part d’humanité qu’elle révèle au travers des vitres.
Qu'elles soient abstraites comme les clichés de parking de l’américain Ray K. Metzker ou plus « figuratives » comme la série du mexicain Oscar Fernando Gomez, c’est l’absence ou la présence des êtres humains qui fait exister la voiture. Qu’ils conduisent, qu’ils posent ou qu’ils regardent ; qu’ils convoitent, qu’ils désirent ou qu’ils espèrent, l’automobile permet les rencontres ou comme le souligne Oscar Fernando Gomez, permet de « réaliser un auto-portrait » lui qui photographie les quartiers pauvres de son enfance à travers la fenêtre de son taxi.
Les interrogations sur notre rapport à l’automobile sont bien présentes, malgré cette déambulation contemplative. Les 500 photos ne se croisent pas à 100 km/h. Elles envisagent l’automobile, comme un moyen, un médium, une vision, un angle pour voir tous les paysages : sociaux, politiques, esthétiques, désertiques, emblématiques, etc. Les pare-brises et les vitres, mais aussi les rétroviseurs, sont des écrans où se joue la vie, tour à tour à l’intérieur et à l’extérieur de l’auto.
Après avoir découvert, lors d’un voyage à Cuba, des kilos de négatifs dans un ancien studio photo, Rosengela Reno met en scène cette série Cérimonia de adeus, couple « just married » dans une voiture des années 50, final du rite de passage, enfermés dans leur voiture, comme ils le s(er)ont plus tard sur l’île.
A l’extérieur, la voiture est un symbole, dans la série Seculas Fernando Gutiérrez, c’est la Ford Falcon devenu l’égérie de la dictature argentine dans tous ses états. Objet terrifiant de répression utilisé par les forces de sécurité. Abandonnées dans les rues, certaines sont retapées et réutilisées, mais ne constitueront jamais un signe extérieur, sinon celui de mauvais souvenir de la répression scélérate.
De fordisme il est question aussi, mais à l’africaine. Ici pas de chaînes interminables, on est loin de l’imagerie des Temps Modernes. Une vision presque utopique, mais concrète de la fabrication débrouillarde de la Turtle, la voiture made in Ghana, recyclage de nos déchets mécaniques. Un pan de mur jaune rend hommage à cette force inouïe de travail collectif pour rendre possible un rêve de mobilité et de savoir faire local.
Nos carcasses ne terminent pas toutes en Afrique, elles deviennent aussi vestiges d’un passé où la voiture se devait d'être belle et durable. Et, même sous une couche de mousse, leur nature se révèle encore, comme une poésie luxuriante dont les ver(t)s et la rouille sous-jacente rimeraient avec la planète. L'exact contraire de ce qu’elle est devenue. Peter Lippmann en fait un sujet où l’at(Traction) est hypnotique dans la série Paradise Parking.
A quoi bon cette course infernale à la nouveauté ! La dernière bagnole paradigme de réussite sociale, 4x4 débordant des villes saturées pour ne pas rouler pare-chocs contre pare-chocs, rouge clinquant, noir bling-bling… L’exposition ne pouvait éviter l’automobile aujourd’hui ni celle de demain, puisqu’elles se confondent dans un temps qui se raccourcit de plus en plus. Mais ce côté de l’affaire est subtilement incarné (si tant est qu’il soit possible de faire chair avec les carrosseries) par le travail de Jacqueline Hassink. Son installation vidéo conscientise, à elle seule, cette pathétique et actuelle illustration du rapport qu’entretien l’homme à la voiture. Objets de désir, les hôtesses présentes sur les salons de par le monde, finissent toujours par « toucher la carrosserie rutilante, en un geste sensuel… L’homme se dit, si j’ai la voiture, j’aurais la femme. » Sa force est d’avoir pris dans les salons du monde entier (Paris, Shanghai, Francfort, Détroit, etc.), des clichés de ses femmes et nous les avons sous nos yeux dans une débauche de couleurs tape à l’œil, jusqu’à l’écœurement ! L’esthétique du vulgaire est à son paroxysme et sa vanité bien plus prégnante.
Je n’ai plus 10 ans et ne possède plus de voiture. Je suis piéton et cycliste. Selon. Les paysages se révèlent à moi sans cadre. Je peux saisir l’envers du décor, je peux aussi le contempler et mieux le comprendre. Et ce que réussit Autophoto, c’est considérer notre rapport intime aux choses, au monde et à ceux qui l’habitent. L’automobile habitacle des rêves de gosses au début du siècle, est devenue peu à peu celui de certains cauchemars, on pense à ceux qui n’ont qu’elles pour y dormir dans une précarité silencieuse alors qu’ils travaillent ou aux fantasmes du Crash de Ballard qui remet le désir comme seul objet du froissement des tôles.
On pense aussi aux périphériques, autoroutes, échangeurs saturés autour et au cœur des grandes villes, à toute heure, coinçant les êtres dans une stagnation polluante et immobile en les empêchant d’avancer. Mais avant de quitter la Fondation, on revient sur ses pas pour prendre un dernier cliché, pendant d’un cliché pris il y a plus de 30 ans lors d’un concours d’élégance organisé par un professeur de français sur la place du village. J’ai eu mon seul coup de foudre avec l’automobile toujours vivace aujourd’hui malgré ma détestation grandissante. Son prénom, Jaguar Type E, 1970 (l’année de ma naissance)… J’ai dû faire une pellicule entière de cette voiture d’un vert anglais sublime. J’ai perdu ces images, elles ne sont que dans ma tête. Kay Michalak en fait une seule qui résume parfaitement le sens de mon attachement à ces souvenirs. Elle servira de conclusion à ce papier un peu trop long, joli revers intime d’une exposition parfaitement réussie.
Richard Maniere le 19/09/17
Auto Photo -> 21/09/17
à la Fondation Cartier 261, boulevard Raspail 75014 Paris