Entre récit, conte et fiction, le collectif Mauvaise Troupe écrit l'épopée de la ZAD

Le 7 septembre, le nouvel ouvrage de la Mauvaise Troupe, “Saisons – nouvelles de la zad" (104 p., 6 euros, aux éditions de l’Eclat), est disponible en librairie. La quatrième de couverture : « “Nous sommes là, nous serons là”, tel est le serment scandé à Notre-Dame-des-Landes un certain 8 octobre. Nous étions 40.000, bâton en main. Un an après, le serment tient. Face aux menaces sans cesse réitérées d’expulsion de la zad, face à l’incertitude, il tient. Et nous sommes toujours là. Si la victoire contre les forces de l’ordre venues expulser la zad en 2012 fut éclatante, celle qui les a gardées éloignées tout au long de l’année 2016 fut plus discrète. Pourtant il y eut des batailles, de celles qui tiennent la guerre à distance. De janvier 2016 à l’été 2017, les manifestations épiques ­succèdent à la construction sans fin d’un territoire à inventer autant qu’à défendre. Les “nouvelles” condensées dans ce dernier ouvrage de la Mauvaise Troupe, entre récit, conte et fiction, relatent ces six saisons dans le bocage. »

Introduction

Ces lignes s’écrivent, lecteur, dans une sous-pente de bois aux allures marines : planches courbes, bancs que des générations de pantalons cirés ont lustrés et cartes ­côtières au plafond. À travers la lucarne, en léger contre-jour, un phare. Tout autour de nous, autant qu’on peut en loger dans cet espace exigu, se serrent des livres. La lourde trappe que l’on relève à la manivelle de winch pour monter ici a été refermée derrière nous afin que nous ne soyons pas dérangés. Ce n’est pas jour de permanence à la bibliothèque du Taslu. En y feuilletant les ouvrages, nous découvrons en frontispice des dédicaces d’encouragement, de solidarité, de proximité affective ou politique. Ensemble, elles forment un kaléidoscope poétique et colérique du mouvement anti-aéroport. 

La sirène du phare a retenti tout à l’heure ; il s’agissait d’un essai et chacun des 60 lieux de vie alentour devra dire s’il l’a entendue. Nous, juste au-dessous, ne participons pas à l’exercice, personne ne doute que le son nous parvient. Nous pouvons même voir vibrer, là-haut sous le toit rond, ses douze cônes argentés, ouverts à 360° sur la zad. 

C’est à midi pile qu’elle a sonné, réminiscence d’un signal, celui des casernes de pompiers qui nous annonçaient, enfants, l’imminence d’un mercredi après-midi hors les murs. Un clin d’œil, presque rien.

Comme le phare, ce n’est rien, rien qu’un rêve de gosse qui s’est soudain matérialisé ici, en lieu et place de la tour de contrôle d’un aéroport. Là-haut, la lumière ne tourne que lorsque la force d’une main la fait pivoter. D’en bas, beaucoup croient que le sémaphore est automatique, mais, regardez bien, vous pouvez apercevoir, sous un certain angle, une ­silhouette sombre accroupie et un bras qui s’agite. Peut-être un jour le système fonctionnera-t-il, peut-être le moteur de perceuse parviendra-t-il à entraîner la chaîne de vélo rallongée, sous la lanterne. En attendant, elle tourne.

Il n’y avait là, à l’hiver, au coin du bâtiment, qu’un mikado de barres de fer autour duquel s’affairait une équipe de soudeurs. Régulièrement, une jeune femme se saisissait sans hésitation des pieux de métal, détentrice sans doute de l’étrange formule levant le mystère de leur future place au sein de l’édifice. Dans la brume tenace, nous percevions à peine les étincelles blanches des arcs, et nous pensions par-devers nous que leur œuvre était insensée, infinie, que jamais un phare tel que celui dessiné sur leurs plans n’émergerait de cet amas de ferraille. Parmi eux, un soudeur de navires des chantiers navals nazairiens aimait à nous parler d’Héraclite. De bric et de broc. 

C’est alors qu’un matin, le crissement des freins d’un poids lourd s’est fait entendre devant la Rolandière. Sur la longue remorque un cadavre allongé, sanglé : celui du pylône électrique d’une ligne à haute tension. C’était évidemment le corps du phare, amené là par une de ces personnes que nous nommons ici, avec un humour nostalgique, « Pères Noël ». Quelques semaines plus tard, il était érigé. Pourtant, il n’y a pas la mer, à la zad. 

Mais en guise de marins, des automobilistes qu’une question ­taraudait lorsqu’ils passaient, en ralentissant, devant le chantier de cette étrange tour : qu’est-ce que c’est que ça ? Et puis : comment ont-ils fait ? Alors, un à un ou en groupe, ils sont venus nous demander. Nous avons raconté l’histoire du soudeur philosophe, du cadeau de fer, et d’autres choses encore. Nous leur disions que ce phare-bibliothèque aurait pu se nommer « Alexandrie », s’il n’y avait eu la peur du destin funeste lié à un tel héritage. Et nous entonnions parfois, au soir, une chanson relatant ces quelques mois d’assemblage. Rapidement, ce phare est devenu une tour de Babel à l’envers. Non qu’on pût rejoindre le ciel (ou les enfers) en gravissant ses marches, mais nous parlions à n’en plus finir avec des inconnus qui, de ce fait, ne l’étaient plus. Alors oui, ce n’est rien, comme les contes et les jeux, aussi superflu qu’une histoire, aussi important qu’elle.
Le livre que vous tenez entre vos mains prendra place dans cette bibliothèque ; sans doute à l’heure où vous lisez ces lignes y est-il déjà. Dans quel rayon ? Zad ? Romans ? Contes de Bretagne ? Il sera bien temps de choisir, et peut-être les trois. Sans cadastrage. Peut-être pourrait-il aussi apparaître dans votre boîte aux lettres, comme une carte postale un peu longue, pour vous donner des nouvelles. Car c’est bien de cela dont il est question, et si certains faits sont quelque peu « romancés », ils n’en sont que plus vrais. Ce n’est pas clair ? Mais si, lisez bien : il y a dans ces lignes des bouts de nos vies et des vôtres, glissés comme par mégarde dans la fiction. Non, « mégarde » ce serait vraiment vous mentir. On l’a fait exprès. Pourquoi ne pas avoir tenté de s’approcher au plus près de la vérité des six saisons qui se sont écoulées depuis l’hiver 2016 ? Parce que même – et surtout – en le faisant, nous ne l’aurions pas dessinée, cette vérité. Nous le savions, nous l’avions lu quelque part : « Même si ton histoire est méticuleusement vraie, vécue, vérifiée, tu mens. Tu mens parce que tu accumules les événements, parce que tu extirpes faits et personnages du réseau de causes et d’effets qui maintiendraient l’histoire au rythme par trop lent de la réalité. Tu mens et le moindre de tes mensonges peut étinceler de vérités fort difficiles à rejoindre par le cheminement rationnel. » (Fernand Deligny) 

Mettre des événements ou des paroles en récit, c’est donc mentir tout en agrippant le réel à deux mains. S’il existe ou non « un réel » est une question qui nous dépasse, mais l’évoquer plutôt que l’assener nous paraît lui faire davantage honneur. Ainsi les histoires que nous vous racontons ont-elles eu lieu, bien que parfois dans un autre cadre, les paroles rapportées ont-elles été prononcées, bien que parfois dans un autre temps. Nous avons joué sur les formes, et vous trouverez, au long de ces pages, aussi bien d’authentiques coupures de presse que des contes oniriques ou des journaux intimes au ras du quotidien. Parce que nous pensons que c’est par ce biais-là que nous pourrons le mieux vivre avec vous ces histoires qui nous sont advenues, les transmettre tout autant qu’en faire ressentir la force ou la subtilité. 

La première personne du pluriel employée au fil des pages n’est pas le « nous » de majesté des universitaires, mais celle de vies irrémédiablement entrelacées avec le combat qu’elles relatent. Elle recouvre tantôt la demi-douzaine de personnes formant pour l’occasion la Mauvaise troupe, tantôt les habitants de la zad – dont nous faisons partie pour la plupart – tantôt le mouvement dans son ensemble. Nous n’en sommes toutefois pas les porte-voix, simplement des regards singuliers, parmi une myriade d’autres. 

Ce que nous allons vous raconter est une victoire, bien que jamais l’on entendit ni le bruit des armes ni les clameurs des champs de bataille. Elle ne fut pas pour autant de moindre importance – nous lui devons notre présence ici, en ce jour, dans cette bibliothèque-phare encore debout – mais elle fut discrète et morcelée. Sans doute est-ce pour cela que notre livre l’est également, morcelé. À plusieurs mains, empruntant plusieurs styles.

Et c’est justement parce que cette confrontation ne possède pas le caractère fracassant de la résistance aux expulsions de 2012 qu’elle doit être remémorée, et fonder une expérience la plus commune possible. Les manœuvres du mouvement ont consisté, une année durant, à dissuader l’ennemi de nous attaquer. Nous avons envahi ses ponts, ses autoroutes, nous avons marché – nous, c’est-à-dire 40 000 personnes – bâton en main, nous faisant un serment. Il tient. Et durant tout ce temps, nous avons aussi préparé l’avenir, sans jamais faire de cet espace le cantonnement stérile d’une soldatesque à l’affût. Nos bâtons attendent encore. C’est bien la concomitance de ces deux perspectives qui a façonné la chair de cette victoire à rebonds. Et le terreau des combats à venir, tant il est évident qu’ils ne nous laisseront jamais la jouissance inconditionnelle de ce territoire. Celle que nous ­désirons s’arrache jour après jour, mais n’est jamais donnée. Le comble de l’histoire réside dans le fait qu’ici, c’est la menace qui fonde l’enracinement et le désir d’avenir.

Il est temps de partir, le soir empourpre la fenêtre. En ouvrant la trappe, une hirondelle nous a surpris, elle a voleté au-dessus des étagères avant de se cacher derrière la philosophie, à l’abri. Il est coutume par ici de laisser les nids sur les poutres et de partager quelques mois certains espaces avec les migratrices. Elles aussi sont surprises, parfois, s’en revenant d’Afrique, de trouver en place de l’étable abandonnée qu’elles connaissaient bien une pièce confortable aux humains. Néanmoins elles ne cèdent pas un pouce de terrain et élèvent leur nichée au milieu de nos vies. Nous nous observons, sans savoir ce qu’elles apprennent de nous. Certains leur parlent, à la veillée et, à elles qui partagent leur vie entre deux continents, leur susurrent « il était une fois six saisons »…

Mauvaise Troupe, “Saisons – nouvelles de la zad" (104 p., 6 euros, aux éditions de l’Eclat)