La Vie (tout simplement) Folle d'Ed van der Elsken
Attention, plus que quelques jours pour aller voir au Jeu de Paume l'exposition du photographe néerlandais Ed van der Elsken, dont le travail, aussi expressif qu'engagé et expérimental, jouait en miroir avec l’atmosphère des années 50 aux années 2000. Il a, mine de rien, aussi bien montré le Paris situationniste des années 50 que celui du jazz en Hollande, ou même du cosplay tokyoïte des années 50, en voyageant autour du monde jusqu'à finalement retourner cultiver son jardin à Edam.
Traquant une certaine vision du monde à Paris, Amsterdam, comme à Tokyo – à la recherche de ses gens, personnalités authentiques, mais en marge de la société; la modernité de ses images, en noir et blanc et en couleurs avant que cela ne soit reconnu dans la profession, et leur caractère cinéma-vérité s’accordent avec la vie anticonformiste de ceux dont il a partagé le quotidien. Il recherchait une forme d’esthétique, de vérité plastique, sans artifice, avec une beauté, parfois, ouvertement érotique. Livres, films et diaporamas constituent ainsi le cœur de son œuvre. Dans son premier livre, Une histoire d’amour à Saint-Germain-des-Prés (1956), le jeune photographe, alors développeur chez Magnum, rompt avec les conventions de la photographie documentaire de l’époque. Son approche est directe, et ses images vivantes témoignent de la violence/dureté méconnue de l'époque. Le livre mêle réalité et fiction, de manière quasi cinématographique. De nombreuses publications vont suivre, souvent réalisées en collaboration avec de grands graphistes néerlandais de l’époque.
Dès le début de sa carrière, dans les années 1950, il réalise des films et des documentaires, proches de la Nouvelle Vague, par le style et du cinéma-vérité, par la méthode. Ses sujets sont toujours liés à sa propre vie, comme en témoignent ses premiers et derniers longs-métrages : Bienvenue dans la vie, mon petit chéri (1963), un portrait de son quartier et de sa vie familiale, et Bye (1990), son œuvre majeure, dans laquelle il retrace l’évolution de sa propre maladie.
La présente et la première rétrospective française montre toutes les facettes d’un artiste qui s’est colleté à de multiples pratiques. Elle présente une large sélection de ses photographies iconiques, mais aussi ses livres, des extraits de ses films et ses diaporamas, réalisés à partir de ses nombreuses prises de vue en couleur, en particulier Eye Love You et Tokyo Symphony. En outre, des planches-contacts, des dessins et des maquettes, ainsi que des documents personnels, des lettres et des notes apportent un éclairage nouveau sur sa manière de travailler et sa personnalité.
C’est à Paris qu’Ed van der Elsken trouve son style propre. Il se passionne dans un premier temps pour les scènes urbaines : artistes de rue, clochards, mendiants, amoureux des bords de Seine, manifestations et affiches. Sa rencontre dans un night-club avec la rousse Vali Myers et sa bande allait radicalement modifier son approche. Van der Elsken a photographié le Saint- Germain-des-Prés bohème. Il a capté, avec sensualité et un grand sens des formes, étreintes, flirts, solitude et ivresse de l’alcool et des drogues.
À la fin des années 1970, il élaborera un livre photo à partir de ses archives parisiennes du début des 50's. Mêlant textes et images, il se retourne sur ses débuts difficiles : son travail de laboratoire au sein de l’agence Magnum, ses premiers pas de photographe, sa vie avec la photographe Ata Kandó, ses relations avec les artistes néerlandais et, bien évidemment, le processus créatif qui donne naissance à son premier livre.
Pour ses photographies, Ed van der Elsken affectionne la forme du livre – il en publiera une vingtaine. Son premier, Une histoire d’amour à Saint-Germain-des-Prés, paraît en 1956. À la fois autobiographique et romancé, l’ouvrage signe une rupture avec la photographie documentaire humaniste de l’après-guerre. C’est l’une des premières manifestations d’intérêt pour la jeunesse, sa violence et ses addictions. L’approche de Van der Elsken est directe et émotionnelle. Avec le graphiste Jurriaan Schrofer, il expérimente mise en page et cadrages. Sous la forme d’un roman photo, le récit adopte la forme d’un long flashback ; l’association de séquences d’images et de points de vue multiples donne au livre son caractère cinématographique. Le ton sombre, l’approche expressive, presque filmique de l’histoire lui valurent une renommée immédiate.
Dans son film de 1972, Death in the Port Jackson Hotel, Ed van der Elsken nous entraînera dans les souvenirs de Vali Myers, sa muse et protagoniste de son premier roman-photo.
Ed van der Elsken entreprend ensuite un voyage en Afrique dans l'Oubangi- Chari (future République Centrafricaine) en décembre 1956, un an avant l’indépendance. Il y séjourne trois mois et y photographie le quotidien de villages reculés. Il demande aux enfants de lui dessiner des personnages magiques et des rituels auxquels il n’a pas le droit d’assister. Il intègre ensuite ces images dans le livre Bagara, dont le titre signifie « buffle ». Car pour lui, cet animal «symbolise à la fois l’aspect sauvage, la ruse et la force vitale de l’Afrique ». Bagara correspond à sa vision de « la véritable Afrique ». Tout ce qui relève du monde contemporain – les voitures, la présence de Blancs – est pratiquement absent. Le livre comporte des photos noir et blanc et couleur et a été réalisé en étroite collaboration avec Jurriaan Schrofer. Le texte est rédigé, d’après un entretien, par son ami le journaliste Jan Vrijman. Les photos prises en Afrique centrale en 1957-1958 montrent autant un anthropologue en quête d’une culture « authentique » que le chroniqueur enthousiaste du quotidien des villageois de l’Oubangi-Chari. Mais le projet dérange aujourd'hui, car si le livre est excellent, il n'offre que la vision occidentale fantasmée d'une Afrique d'avant, pure et intouchée. En pleine période de décolonisation, ça la fout mal !
Au cours du tour du monde (la route au même moment que les beatniks) qu’il entreprend en 1959 avec sa femme, Gerda van der Veen, le style personnel d’Ed van der Elsken s’affirme. Le couple quitte les Pays-Bas le 22 août. Ils financent leur aventure en réalisant des films pour la télévision – disparus, à l’exception de quelques montages – et des reportages photo pour les magazines. Le voyage débute au Sénégal et en Sierra Leone, puis se poursuit en Afrique du Sud, en Malaisie et à Singapour. Ils se rendent ensuite à Hong Kong via les Philippines et arrivent n novembre au Japon où ils séjournent trois mois. Leur parcours s’achève au Mexique et aux États-Unis. Alors que ses reportages de voyage pour la télévision reposent sur son sens de l’aventure et son instinct des formes, les photographies d’Ed van der Elsken, elles, manifestent son intérêt croissant pour la condition humaine. De retour aux Pays-Bas, il ressent comme une réelle frustration de ne pouvoir trouver qu’en 1966 un éditeur pour son livre La Douceur de vivre. Cet ouvrage résonne de son esprit d’aventure, de son sens de l’humanité et de sa fascination pour les cultures d'ailleurs.
Van der Elsken a aussi beaucoup pratiqué la photographie de rue dans sa ville natale d’Amsterdam, dont il a dépeint l’atmosphère à différentes époques. C’est là qu’il développe son intérêt pour la jeunesse contestataire et les personnages atypiques.
Dans les années 1950, il photographie Nieuwmarkt, « son » quartier : une tenancière de bar, des marginaux, deux sœurs très stylées, une fille aux yeux rêveurs avec une coiffure « choucroute » et des enfants dans des déguisements bricolés. À cette époque, le jazz gagne en popularité. Des jeunes survoltés se pressent au Concertgebouw d’Amsterdam. Van der Elsken sait capter la spontanéité de la musique et l’intensité de l’expérience vécue par le public.
À partir des années 1970, la couleur prend une importance croissante dans ses photographies sans pour autant changer son approche. À partir de 1959, le cinéma, quant à lui, occupe de plus en plus de place dans son travail. L’un de ses premiers documentaires filme son ami Karel Appel.
Il réalise également des courts expérimentaux comme Mains (vers 1960), montage montrant les différentes fonctions et mouvements des mains. En 1962, il filme pour le Stedelijk Museum l’exposition Dylaby, captant avec humour le comportement du public. Le montage d’images récupérées Pauvreté (vers 1965) débouche sur un documentaire social sur l’extrême pauvreté à Amsterdam. En 1963, il réalise Bienvenue dans la vie, mon petit chéri, son premier long documentaire pour la télévision ; dans ce film autobiographique, il montre sa femme enceinte et son fils aîné, ainsi que son quartier, Nieuwmarkt. Dans Petits chéris (1963), il filme des enfants d’Amsterdam. Tout comme dans Bienvenue, la caméra est l’un des protagonistes visibles du film. Cyclisme (1965) est, quant à lui, un film plus formel ,dans lequel on suit des cyclistes circulant dans Amsterdam. Dans un émouvant documentaire réalisé en 1965, il pose également un regard critique sur la destruction du quartier juif d’Amsterdam après la Seconde Guerre mondiale. Comme il témoignera aussi de la contre-culture Provo de la ville.
Il déménage à Edam en 1970, mais continue à photographier et à filmer Amsterdam. En 1982, il réalise notamment Un photographe filme Amsterdam, portrait de la ville et de ses habitants. Il sillonne la capitale durant l’été à la recherche des personnages qui l’intéressent : punks, sans abris, jolies filles, junkies, musiciens de rue. Il les provoque pour ensuite filmer leurs réactions.
En 1950, le jazz connaît un grand succès aux Pays-Bas. Son ami le journaliste Jan Vrijman emmène Ed à un concert de Chet Baker au Concertgebouw d’Amsterdam. Le photographe est subjugué. Jazz, paru en 1959, est le fruit des photos prises lors de concerts, notamment ceux de Miles Davis, Lionel Hampton et Ella Fitzgerald. Van der Elsken a réalisé lui-même la maquette de Jazz en format carré, traduisant la musique en images et en juxtapositions. Les photos horizontales sont une référence aux notes tenues de la trompette et du saxophone, alors que les verticales rappellent les touches d’un piano. Les photos défilent à un rythme rapide, un peu à la manière dont les jazzmen combinent différents modules pour construire leurs morceaux.
Au cours de son premier séjour au Japon, dans les années 1950, Ed van der Elsken devient le metteur en scène espiègle et provocateur des « siens » : les yakuzas, ces gangsters japonais en costume américain ressemblant à des acteurs de série B. Van der Elsken se rend en tout quinze fois au Japon dont la culture, les habitants, les valeurs traditionnelles et les coutumes le fascinent. Ses photos montrent des sujets traditionnels japonais comme les lutteurs de sumo, la prosternation et les incroyables bousculades aux portes des trains. Il ne photographie pas seulement les coutumes empreintes de réserve et de courtoisie, mais aussi et surtout l’emprise du consumérisme et, là encore, la jeunesse. Pour l’essentiel, son travail japonais se fixe sur les paysages urbains, ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser au monde rural.
Les institutions sont bizarres qui affadissent toujours les propos des artistes présentés. Ainsi, dans le fil de l'expo, Ed van der Elsken passe de photographe humaniste à voyageur attentif des modes de vie qu'il rencontre et observe, à distance - c'est son mode de travail, un peu agaçant parfois ; est-ce l'effet Magnum … trouver la juste distance avec le sujet ? Alors qu'en fait Ed van der Elsken est un photographe toujours engagé, qui va traquer la différence pour en rendre compte, où qu'elle soit. De Bardot, pas encore connue aux rockeurs cosplay de Tokyo, en passant par les punks d'Amsterdam, il reste toujours dans le mouvement de l'époque - quelle qu'elle soit. Anarchiste tranquille, en quête de bonheur, épris de rencontre et fou de vie, c'est plus dans ce sens-là qu'on l'a perçu. Et qu'on vous l'offre à lire. Au vu de tout ce qu'il y a voir, prévoyez une bonne heure et demie pour lire, regarder les images et visionner les films proposés.
Jean-Pierre Simard le 13/06/17
Ed van der Elsken - La Vie Folle / Camera in Love -> 24/09/17
Musée du Jeu de Paume - 1, place de la Concorde 75008 Paris