La combustion érotique d’un voyeur d'Ismaël Jude
Le narrateur du premier roman d’Ismaël Jude, paru en 2014 aux éditions Verticales, a vu le jour dans une ancienne ferme transformée en discothèque au cœur des bocages, dans le village d’Écueil : le Cow-Boy club. Porté par un succès croissant, le dancing que jouxte un hangar aux vaches grignote la surface de l’habitation et finit par réduire la maison familiale à la portion congrue. Drôle d’endroit pour grandir.
Derrière la paroi de sa chambre, les bruits nocturnes réveillent le garçon, l’inquiètent et l’émeuvent.
«Pourquoi fallait-il que je voie le jour dans une boîte de nuit ?
Il y avait une grange aménagée en dancing et c’est là que je suis venu au monde. Je n’ai pas choisi cet Écueil où je suis né.
«L’enfant de la nuit», Madame me donne ce surnom. Mon père est un homme de la terre. Maman est brune, mate et magicienne. Les gens d’Écueil l’appellent l’Égyptienne. Une roulotte de Romanichels s’est arrêtée à Écueil et, dans la grange, le terrien rougeaud a engrossé l’Egyptienne pour lui donner le troupeau de trois drissards que nous formons, mes deux frères et moi. Je tiens du côté de ma mère, qui, avec ses cheveux noirs, sa peau brune et son mystère tzigane, descend de la nuit.»
Dans la première partie du roman, «Écueil», l’enfant voit apparaître dans la cuisine familiale une femme à la peau orangée et à la chevelure jaune filasse, Bella Gigi. Cette femme-aimant de la gente masculine exerce la mystérieuse profession de strip-teaseuse. L’enfant tente de comprendre de ce mot étrange et de déchiffrer le mystère déjà obsédant qu’il ne sait pas nommer : le sexe des femmes.
«C’est un mot étrange, strip-tease. Pour l’apprivoiser, je le rapproche d’un autre qui m’est familier. Le mot «pistolet» évoque l’Amérique des cow-boys et des Indiens qui se font la guerre sur le parking de la discothèque. Madame laisse tomber dans mon oreille «pistille» qui appartient aux fleurs mais qui emprunte aussi aux filles une terminaison douce et arrosante. Je situe ce nom entre l’inconnue du strip-tease et le pistolet accroché à ma ceinture dans son fourreau. Un strip-tease doit ressembler à un braquage, une embuscade.»
Le jeune garçon applique ses raisonnements d’enfant au spectacle des attractions et au vocabulaire sexuel mystérieux des adultes. Il démarre une enquête lexicale. Le vocabulaire animalier désignant la chose secrète – chatte, moule… – l’intrigue ou l’indigne. Il le transfigure dans une passion pour la botanique, dessine inlassablement de belles plantes suggestives.
Adolescent devenu un masturbateur obsessionnel à la Portnoy, sa double vocation s’affirme, voyeur et onaniste. Il collectionne les fragments d’images de femmes, les range dans le grand classeur de ses souvenirs, tente de répertorier toutes les dimensions et images de la chose secrète.
«Je suis devenu invisible, je ne suis plus qu’un œil couplé à un sexe. J’ai le don de voir sans être vu, indécelable, l’origine de tout, depuis la coupure.»
La deuxième partie du roman, moins candide, plus éprouvante et brouillonne, dans toutes les bifurcations et débauches du sexe, reste une leçon d’écriture jubilatoire, épousant sous toutes ses formes l’obsession du narrateur. Dans l’amphithéâtre de la faculté, dans les rues de Paris qu’il habite désormais, ce bernard-l’ermite toujours solitaire se régale d’un talon pointu, d’un sein entraperçu ; il regarde, effleure, hume, collectionne les dépouilles de corps désirés, perfectionne son vice jusqu’à l’extrême et transpose ses images du secret en dessins botaniques. Rien ne l’intéresse hors de son obsession.
«Tout ce qui intéresse le coureur de jupons m’indiffère : arracher un baiser, ramener une femme chez moi, attirer son regard, son attention. Ma pratique consiste bien au contraire à ne pas l’attirer du tout afin de jouir en contrebande. J’aime les femmes à leur insu. C’est peu dire que je me complais dans cet anonymat, l’anonymat est une condition nécessaire à la survie de mon espèce paradoxale. Moins elles me remarquent, plus je jouis.»
L’observation bientôt ne suffit plus : ce fétichiste qui s’est «longtemps couché avec les poules» se métamorphose dans une boîte de nuit parisienne au nom évocateur, le Styx. Débauches et fornications lubriques se succèdent, tentative sans fin d’épuisement des possibilités du sexe. Poète nocturne, il se fait Don Juan, exhibitionniste, masochiste, retrouve et s’aplatit devant une cousine d’Ecueil. Malgré sa connaissance du corps des femmes, sa cartographie de toutes les débauches, son obsession le ronge comme une combustion sans remède, la chose secrète ne se laissant finalement jamais réduire aux mots qui tentent de la décrire.
Ce qu’en disent superbement Claro sur Le clavier cannibale et Anne Bert sur son blog Impermanences est ici et là.
Ismaël Jude sera l’invité de la librairie Charybde, en compagnie de Claire Fercak le 10 mai en soirée, en tant que libraire d’un soir et nous nous en réjouissons.
Ismaël Jude - Dancing with Myself - éditions Verticales/Gallimard
Charybde7 le 8/05/17