Jouir, dites-vous ? Terrain est allé voir avec qui et quoi … 

 

Pour son numéro de retour, le 67, la revue Terrain est allé titillé l’orgasme, imposé au XXe siècle comme une catégorie du sens commun, focalisant les débats sur la sexualité dans nos sociétés. Prendre l’orgasme pour point de départ analytique, resituer les quêtes du ressenti dans une perspective historique et culturelle plus large, et renouveler notre regard sur les modalités diverses par lesquelles la jouissance orgastique s’obtient et se cultive (ou pas) dans les contextes culturels les plus variés. C'est par moment aussi ardu à lire que passionnant tout du long - et ça vaut carrément le détour !

À travers le prisme d’enquêtes menées dans des contextes culturels très divers, le dossier interroge les conceptions du plaisir sexuel et met en question les représentations de la jouissance. Terrain aborde la sexualité sous son angle le plus paroxystique, celui de l’orgasme. Attention toutefois à ne pas se tromper de propos. Comme indiqué dans l’introduction, il ne s’agit « ni d’explorer la sexualité en général, ni de faire l’inventaire des exubérances sexuelles d’ici et d’ailleurs, mais plutôt d’ouvrir des pistes de réflexion sur le statut accordé dans différents contextes culturels à l’expérience de l’orgasme ».

 

Les deux rédacteurs en chef, Vanessa Manceron et Emmanuel de Vienne, ont invité des anthropologues, mais aussi des historiens et des artistes de divers horizons pour composer une parution d’un éclectisme assumé, servie par une iconographie percutante.

Avec Yann Minh, artiste spécialiste des cybercultures, on va pouvoir s’initier au plaisir virtuel dans le cyberespace ; avec Andreas Meyer, historien et sociologue des sciences, chercheur au CNRS, revisiter la doctrine de l’orgasme de Wilhelm Reich, figure marquante et dérangeante de l’histoire des recherches sur la sexualité ; avec Ismaël Moya, anthropologue chargé de recherches au CNRS, décrypter les enjeux de l’érotisme sophistiqué des femmes dans la sexualité des couples à Dakar; avec notre amie Agnès Giard, chercheur en anthropologie à l’université de Paris Nanterre, découvrir qu’au Japon étreindre un oreiller-sextoy ne comble pas uniquement une sexualité en manque de partenaire, mais est aussi un propulseur de jouissance dans un espace de liberté onirique.

Dans un autre esprit, avec avec Sergio Dalla Bernardina, professeur d’ethnologie à l’université de Brest et membre du Centre Edgar Morin, on pourra explorer les registres érotiques de la chasse et des chasseurs, et ceux furieusement fantasmagoriques de la femme-proie ; avec Christophe Granger, historien et chercheur associé au centre d’histoire sociale du XXe siècle, comprendre comment la flagellation est devenue une sexualité spécifique et a pris place dans l’ordre des plaisirs ; puis, avec Chloé Maillet, docteur en anthropologie historique de l’Occident médiéval, rencontrer la mystique Lydwine de Schiedam, capable dans sa foi de transcender ses épouvantables souffrances en extases orgasmiques – une algolagnie qui a fasciné Sacher Masoch mais aussi Huysmans ; et avec Don Kulick, professeur d’anthropologie à l’université d’Uppsala, s’interroger sur les représentations du plaisir sexuel des autres espèces animales et réfléchir aux limites éthiques de certaines pratiques zoo-pornographiques et représentations animalières ; puis enfin, avec Philippe Erikson, professeur d’anthropologie à l’université de Paris Nanterre, jeter un regard éclairé sur les comportements ostensiblement sensuels des futurs beaux-frères (entendre les hommes qui doivent épouser leurs sœurs respectives) de certains groupes sociaux d’Amazonie.

Les Hyper-Faucons , rituel du javari chez les Kuikuro, Haut-Xingu (Brésil), juillet 2009. la relation d’affinité, en Amazonie, associe la rivalité et la familiarité, un mélange qui peut prendre la forme de jeux presque érotiques ou d’affrontements et d’insultes ritualisés, comme dans le rituel du javari dans le haut-Xingu.

Jouir est-il une sensation « mesurable » ? Reconnu comme un facteur structurant du psychisme, l’orgasme a fait l’objet de nombreuses expériences, comme s’il y avait un enjeu vital à mesurer intensité et afflux sanguin, spasme et rythmicité, courbe ascendante et descendante, seuils et paliers, effets de plateau, etc. Aujourd’hui, les adeptes du quantified sex participent à ce questionnement, en favorisant l’essor de logiciels conçus pour identifier et enregistrer la jouissance. L’orgasme résisterait-il malgré tout aux tentatives de quantification ou de définition ? Car au fond, que capture-t-on ainsi exactement : une aptitude, une sensation, la vie au sommet de sa palpitation, l’énergie vitale ? Pourquoi une telle obsession ? Pourquoi l’orgasme fait-il toujours autant l’objet de spéculations biologiques et politiques ? L’orgasme aurait-il finalement été réduit à sa plus simple expression par des décennies de sexologie, de quantification et de luttes sociales ? Et peut-on trouver dans différents contextes historiques et culturels des ressources pour le repenser ?

La prolifération des recherches sur la sexualité masquerait-elle malgré tout une difficulté des sciences sociales à aller au bout de l’enquête, jusqu’à atteindre l’orgasme pour lui-même, et pas seulement ses prémices, son contexte ou ses conséquences ? Comment esquisser les contours d’une orgasmologie comparative ? On questionne ici l’évidence de l’orgasme, en tant que donnée biologique universelle et inéluctable, en accueillant des contributions qui examinent les cheminements, les techniques, les médiations matérielles – ou non – empruntés pour y parvenir, mais aussi qui explorent des modes de jouissance déstabilisant la notion elle-même. Que gagne-t-on à comparer les contextes où l’orgasme tel que nous le connaissons disparaît et ceux où l’on fait tout pour en libérer les forces ou en élargir la palette des ressentis ? Change-t-on de société en changeant d’orgasme ?

Outre les regards analytiques, cliniques, techniques et ésotériques dont l’orgasme a pu ici et là faire l’objet, ce numéro de Terrain a enquêté sur les courses à la sensation et leurs implications : jouir, avec un point d’interrogation pour en souligner le caractère fuyant et les questionnements possibles, en dehors des idées reçues. Lue de bout en bout, la revue est assez longue en bouche avec plus de 200 pages et une iconographie carrément somptueuse. Un vrai grand boulot qui remet l'orgasme ailleurs qu'au bout des doigts sur les écrans, mais oblige à réfléchir et à se concentrer sur les pages. Travail de lecture, soit; mais travail ô combien plaisant. Et tellement informatif !

Jean-Pierre Simard le 30/25/17

Revue Terrain, dossier Jouir?, numéro 67
224 pages, 96 pages illustrées en couleur, 20 x 25,5 cm
Achat au numéro ou abonnement sur le site www.lcdpu.fr/revues/terrain
Contact : abonnement@msh-paris.fr