Alex Jestaire réécrit les Contes de la Crypte
De Canary Wharf au Gujarat, un bref regard de biais sur un âge démoniaque en gestation.
Un arbre. Tu n’y es pas encore mais tu reconnais cette forme familière entre toutes – les arbres ne sont-ils pas les meilleurs amis des oiseaux ? Seulement cet arbre-là est différent, unique, ne serait-ce que parce qu’il est seul dans cet endroit qui n’en compte aucun autre, en quelque direction que ce soit. C’est le plus seul des arbres. Le plus inconnu aussi. Oh bien sûr toi tu le connais, tu l’as déjà passé et picoré avant, mais pourquoi t’en souviendrais-tu ? Serais-tu donc un cartographe ? Non, tu viens ici porté par le souffle, par l’inspiration, par l’appel – un tremblement venu du bout du monde, plus frénétique encore que les battements de ton tout petit cœur. D’ailleurs tu vois, tu n’es pas le seul, d’autres ailés frémissent à mesure que tu approches – des vautours, des outardes, un grand aigle blanc. Ça se confirme, tu n’es ni un flamand rose, ni une cigogne – tu es un charognard, et là sont tes semblables. ici autour de l’arbre ils tournoient et caquètent. Ils disent : sois le bienvenu.
À peine trois mois après le premier, « Crash », voici un deuxième conte du soleil noir d’Alex Jestaire qui paraît chez Au Diable Vauvert. À peine moins cathodique et tout aussi subtilement fantastique que son prédécesseur, « Arbre » permet toutefois d’emblée de préciser quelque peu le propos – ou au moins le contexte narratif – de ces ultra-modernes « Contes de la crypte », dans lesquels le rôle du Gardien, qui n’a rien d’un cadavre desséché, semble bien tenu par un digne émule du Plague de Stieg Larsson, tel que le voyait Niels Arden Oplev dans son film, ou du gentiment parodique Warlock de Len Wiseman dans « Die Hard 4 ». Nous connaissions déjà sa quasi-ubiquité quant aux images disponibles sur le Net, nous découvrons maintenant son insatiable curiosité, qui lui permet d’associer, pour nous en rendre compte à sa manière, aussi bien les soirées privées d’une certaine jeunesse dorée londonienne que les bizarreries survenant aux vaches d’une exploitation laitière expérimentale du Gujarat.
Pour le reste, tout dépend de ce vous auriez pu voir si vous aviez été en capacité de voir (là vous l’êtes). Ce genre de chose n’arrive bien sûr que lorsque personne ne regarde. Les uns verraient une lumière, d’autres des filaments – nous nous contenterons de parler d’une haleine épicée lorsque Janaan ouvre la bouche et dit : « Je veux que vous écriviez l’adresse précise de l’endroit où se trouve David ce soir. » Vous remarqueriez alors, certainement, la réaction raide de Rosa en face. Pendant une à deux secondes, vous déchiffreriez sous le maquillage tour à tour de la surprise, de l’indignation – et finalement plus rien. Rosa finit d’écrire, referme le livre et le rend à Janaan. « Merci. Maintenant je veux que vous oubliiez absolument tout de cet instant. » Ça se termine dans un éclat de rire – éclat radieux au demeurant : c’est un des plus beaux atouts de Janaan. Rosa rit aussi, c’est communicatif. « Eh bien, c’était un plaisir – je vous souhaite bonne chance dans votre démarche d’écriture. » Janaan fait la fondante, courbette et au revoir. Rosa rejoint son aréopage à l’intérieur. Darla est dans un angle vitré, pratiquement dedans elle aussi. Janaan lui fait check de la main, c’est bon c’est fait je décolle – on s’appelle. Deux minutes après elle est dans un taxi – elle donne l’adresse, calcule la distance, se dit qu’elle a du temps… Elle ressort sa tablette et relance le film en streaming Bollytube – celui titré : Kali Yuga.
Comme tout bon créateur évoluant à la charnière de la science-fiction, du fantastique contemporain et du roman d’investigation potentielle, Alex Jestaire manie redoutablement les trésors d’images et de références (ou même de clichés à subvertir le cas échéant) accumulés dans les consciences et les inconscients de ses lectrices et lecteurs. Qu’elles soient bien connues (les prêtres de Kali infestant « Indiana Jones et le Temple maudit », ou les injonctions par la Voix du Bene Gesserit de Frank Herbert et par les esprits maîtres de « L’échiquier du mal » de Dan Simmons, par exemple) ou plus ésotériques (les arbres primordiaux de l’hindouisme, les méandres du « Mahabharata », ou les replis obscurs du Bollywood secret, par exemple également), Alex Jestaire, ne pouvant connaître bien entendu par avance (c’est le jeu permanent de l’écriture et de la lecture) à quel décodage son texte sera soumis, entrelace, en à peine plus de 100 pages pourtant, plusieurs filets de sécurité narrative qui lui permettent, sans anticiper les logiciels dont useront les enquêteurs putatifs, de communiquer à coup sûr un sentiment impératif de noirceur secrète, débordante et prête à tout envahir – la sensation poignante d’un monde au bord du gouffre, pour des raisons qu’il ignore encore largement, mais dont l’horreur presque absolue est maintenant de plus en plus perceptible. Il faut enfin souligner que les illustrations de Pablo Melchor qui parsèment l’ouvrage fonctionnent merveilleusement. Nous attendrons ici avec impatience la suite de ces atroces et jouissifs « Contes du soleil noir ».
Le Sikh fait des allées et venues devant l’étable, à grands pas dans la poussière et Babhul, une barre d’anxiété sur le front, attend qu’arrive l’inévitable. Dans un gujarati de cuisine (il est plus intimidé qu’illettré) il répète à petite voix qu’il n’y a pas de réseau. Ici aucun téléphone portable ne passe, la seule ligne qui (parfois) fonctionne c’est la fixe – c’est bien pour ça que Babhul a pris la peine de conduire son estafette jusqu’à Buhj City, avec tous les risques que ça implique (elle n’est plus en très bon état) uniquement pour prévenir le saint homme, raison pour laquelle il est maintenant ici, au Dairy Marigold Hostel. Vous ne comprendrez pas cette conversation, même si vous êtes de Mumbaï, même si vous êtes linguiste je vous souhaite bien du courage. Quoi qu’il en soit on peut reconstituer certaines choses. Cet appel au smartphone par exemple, même s’il n’a pas abouti, a bien été référencé quelque part dans le glorieux nuage de nos satellites. Les registres indiens j’avoue, c’est un peu un cauchemar – d’autant que ces gens ont souvent trois téléphones et quatre forfaits en même temps. Je vais faire ce que je peux pour vous démêler les choses, mais soyez prêts à accepter qu’une bonne partie sera sans doute lost in translation. Vous vous sentez toujours d’attaque ? Okay.
Contes du soleil noir : Arbre de Alex Jestaire, éditions Au Diable Vauvert
Charybde2 le 7/04/17
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