Estelle Lagarde donne huit secondes de pause à ses Libertés Conditionnelles
Dans le cadre du mois de la photo du Grand Paris, Estelle Lagarde expose ses deux séries photographiques : Maison d’arrêt et Lundi matin, sous le titre générique Libertés Conditionnelles. Quand l'onirisme du temps de pause rencontre les espaces intimes dissous par la déshérence des lieux. Explication d'une démarche singulière.
Après avoir conçu Dame des songes en 2006, Contes Sauvages en 2007, Femmes intérieures et Hôpital en 2007/2008, les deux séries Maison d’arrêt et Lundi matin, présentées à l’Anis Gras/Le Lieu de L’Autre, font suite.
Les huit secondes de pause d’obturation photographique adoptées par Estelle Lagarde permettent non seulement mouvements, apparitions, disparitions - avec le fait que le lieu seul est toujours net - avec un personnage central, souvent immobile. Mais cela laisse aussi place à un second plan, comme second temps, se déployant autour du personnage central, avec sa propre image ou celle d’une action collective, laissant présager que ceci est issu d’une forme de somnambulisme, d’auto-hypnose, d’un rêve éveillé, voire d’une sortie de corps.
Une même attraction pour les lieux vides en déshérence introduit un univers fantomatique et sert de point de départ aux mises en scène de la photographe. Certains ont osé un comparatif au surréalisme, mais le statut des images n’est pas lié directement à l’onirisme ou au hasard objectif. Il existe chez Estelle Lagarde un parti pris inconscient organisateur de ses séries. Une séduction des lieux qui surgit hors du temps précédant leurs destructions. Séduction visuelle et sensible des lieux à l ‘abandon mais encore accordés à ce qu’ils furent. Ainsi en va t il de la maison d’arrêt d’Avignon, fermée depuis quelques années, cadre de la série « Maison d’arrêt ». Estelle Lagarde recompose, par ses poses longues, le jeu de la présence / absence, introduit un différé où les corps se dissolvent par la magie de la photographie. Serait ce la marque appelant au delà du visible les voix chères qui se sont tues, prenant en épissure le prétexte fictionnel pour revenir au songe d’un champ fertile de l’intime?
L’œuvre se noue et se dénoue… au fil du temps. Les images fluent et s’affirment, s’éclairent, parlent, se lient entre elles, voyagent, se dissolvent, pour renaître, tout en restant ouvertes, malgré tout, autonomes et libres… Dans « Libertés conditionnelles » les murs ont cette importance des traces laissées par le temps. La prison exhale, magnifiée par les prises de lumière, cette mémoire indicielle du temps d’alors, inimaginables souffrances morales et physiques des détenus évanouis dont il ne reste rien pas même un souvenir, mais surtout qui n’interrogent en rien l’enfermement. Estelle Lagarde joue en évoquant les lieux et les actions raccords de ses personnages l’illusion du roman. Comment ne pas songer à Hugo, Dumas, Sue, tout un XIXe de référence, doublé par la poétique de la libération intérieure de Sade et Genêt, embastillé et relégué, dans le dénuement froid du cachot ou de la cellule, terme à double consonance, lieu physique de l’enfermement et unité matricielle du vivant.
Les prisons d’Estelle Lagarde procèdent du deuxième sens, la scénarisation, sans évoquer le leurre apparent de l’enfermement, offre un retournement fictif de soi dans l’écriture, induit une libération que la mise en photographie développe, parce que le jeu (je) est fils de l’air et du vent. Les rêveries verlainiennes des fêtes galantes continuent à faire vivre l’émoi photographique, ce chant de la présence des corps, des lieux, eux même soumis à la disparition quant à à leur prochaine rénovation ou destruction; tout est mouvant, la pierre des murs, la vie, la présence et ce jeu de séduction qu’offre le projet photographique. Matrice donc et Femme, par son approche des temporalités et du renouvellement de l’ombre obsédante du couteau dans l’eau… d’un coup de feu qui claque, résurgences du drame, de l’ouverture de la porte qui se ferme, de l’aperçu et du chant silencieux et obscur du monde.
Délit de fuite, la Promenade, Redressement s’inscrivent assez directement dans cet imaginaire de la représentation de l’enfermement et font référence au cinéma de genre, La veilleuse serait plus fellinienne, Usha est au bord de citer Frankenstein et Quartier de Femme, plus complexe dans sa construction, plus symbolique sur les deux niveaux d’architecture où, dans la partie inférieure, inferno, le spectre de la folie hante les quatre jeunes femmes en quête et en mouvement, venant vers la caméra, perdues, éperdues, étranges, alors qu’en haut, paradisio, la première silhouette dans son mouvement de progression de l’ombre et la lumière dynamise le chemin ouvert vers le fond du plan photographique, le souffle lumineux semble absorber la légèreté des trois silhouettes regards tournés vers l’extérieur, appelées de dos ou de trois quart, botticelliennes, évanescentes, vers un ailleurs fait de lumières et d’amour.
Ceci dit plus singulièrement qu’Estelle Lagarde se dirige vers une nouvelle voie, moins asymptotique, et sans doute plus symbolique, chemin ouvert vers l’épopée que le chant de l’aube porte au delà de la nuit, par l’éblouissement de l’aurore aux doigts de rose. Qu’il en soit donc ainsi…
Lundi Matin a été réalisé dans un garage à l’abandon. La quinzaine de tirages exposés évoque l’univers du travail salarié, à la pièce, et les différents moments où les ouvriers, le directeur se font face, menace de la grève, revendications salariales, et réunions d’urgence avec les cadres, tout ce qui fait sens dans une petite entreprise, avec cadres sup. et chef d’équipe, patron en costume cravate, ouvriers en bleu de chauffe. Estelle Lagarde parle avec humour de ce que fut la vie de millions de français dans la période des trente glorieuses. On retrouve ici une dénonciation de l’univers de l’usine, une évocation des petits matins froids, de la pause, des revendications, des combats, de la grève, de 68, tout un imaginaire compose le fond intentionnel de la série, sous la forme d’une ré-appropriation de ce qui fut le monde ouvrier en ces années là.
Estelle Lagarde recompose les codes de cette photographie en projetant l’intrusion des matières au sol, envahissantes, rebuts d’une activité disparue, et dans au moins un tiers de l’exposition, fait exploser les taches de peinture, qui envahissent le plan, un peu du Pop Art et de l’Action Painting pénètre avec dégâts la photographie, qui devient plus présente. Les conjugaisons des trois occurrences qui nourrissent la réalisation de la prise d’images, comme on pourrait écrire la prise de sons, provoquent une perturbation de leur lecture, une inflexion vers une certaine modernité. En effet sont conjugués la prééminence du personnage net, la transparence des autres personnages et le traitement en silhouettes diaphanes, l’envahissement des rebuts au sol et la parfaite maitrise de la lumière donnant aux murs, aux fonds, la précision des lieux tels qu’ils sont aujourd’hui, sales, tachés, graffés, enfin, la mise en situation des personnages dans des gestes et situations liées à une photographie documentaire ou sociale, voire issue du Corporate dans la citation de ces situations. envie d’ iconoclastie subversive…
Lundi matin commence par la réunion des cadres, le seul personnage central net définit le point de l’action, les autres personnages, cadres, ouvriers ne sont que fantômes, de quoi est il question alors si ce n’est d’une photo de classe réunissant l’équipe, départ de la série à venir?
Il apparait ici qu’Estelle Lagarde est une conteuse inspirée se servant de la photographie pour raconter, parti pris de libertés du style et de l’énonciation, l’image fixe se situe entre le plan cinématographique et le conte, entre la parodie, le pamphlet social ici, mais sans acrimonie, dans la douce légèreté de ce qui se raconte à voix basse, à la lampe. Ces contes modernes ont la pertinence de certaines photographies de Sarah Moon, surtout celles où Estelle Lagarde se met en scène, elle même, silhouette parfaite au costume sage. Un ange passe…
Pascal Therme le 29/04/17
Estelle Lagarde - Libertés Conditionnelles (Maison d’arrêt et Lundi matin) -> 5 Mai 2017
Espace Anis Gras / Le Lieu de l'Autre - Arcueil