Qui a tué Ali Ziri ?
Depuis sa sortie en octobre 2015, le film « Qui a tué Ali Ziri ? » tourne dans toute la France, lors de projections organisées par des salles de cinéma alternatives, des MJC, des associations. Nous étions à l’une de ces projections, au centre Mercoeur, à Paris. Le film retrace le combat d’un collectif d’habitants d’Argenteuil pour obtenir justice, après le décès d’Ali Ziri. Il montre à quel point la lutte contre les violences policières se heurte au pouvoir politique, mais aussi policier et judiciaire et fournit quelques clés sur ce type de mobilisation.
La projection de « Qui a tué Ali Ziri ? », ce vendredi 3 mois 2017, organisée par Ciné Léon alors que la mobilisation contre la violence policière s’intensifie, ne pouvait pas mieux tomber. Ce documentaire filmé à l’arrache, caméra à l’épaule, traite d’une affaire de violences policières, celle du décès d’Ali Ziri lors de son interpellation en juin 2009. L’affaire est emblématique de la violence et du racisme que subissent les habitants des quartiers populaires, particulièrement lorsqu’ils sont perçus comme noirs ou arabes. Le film est riche d’enseignements, notamment parce qu’il montre à quel point l’action d’un collectif citoyen peut être décisive. Pour mobiliser les amis, voisins ou simples citoyens, soutenir les victimes et leurs familles, relancer les procédures judiciaires, mais surtout pour faire admettre que la mort d’un retraité de 69 ans par suffocation après un contrôle sur la voie publique n’est ni normale, ni admissible. Ce que laisse entendre le traitement judiciaire de ces violences, les juges refusant obstinément de mettre en cause les policiers, même lorsque les preuves, flagrantes, s’accumulent, méprisant la justice qu’ils sont chargés de rendre.
Des retrouvailles qui virent au cauchemar
Que s’est-il passé ce 9 juin 2009 ? C’est la question qui va donner naissance au comité « Vérité et justice pour Ali Ziri ». Le retraité algérien de 69 ans était revenu en France pour préparer le mariage de l’un de ses fils. Ce jour-là, il rejoint Arezki Kerfali. Pour fêter ces retrouvailles entre amis, les deux hommes boivent quelques verres et déjeunent au restaurant. Ils sont un peu éméchés, traversent la ville dans la voiture d’Arezki. Jusqu’à ce contrôle de police qui vire au cauchemar. Les deux hommes sont brutalement extirpés du véhicule, menottés puis plaqués au sol, avant d’être embarqués à bord d’un fourgon de police. Arezki Kerfali, âgé de 61 ans et invalide à 60%, raconte qu’un policier lui écrase le visage du pied. Il perd connaissance. Quant à Ali Ziri, il succombera après deux jours de coma. Après une vie de labeur, passée à travailler comme manœuvre pour envoyer de l’argent à sa famille, c’est dans un cercueil qu’il repartira vers son pays.
Un traitement inhumain et dégradant
Lors d’une première expertise, un cardiologue pointera une « cardiomyopathie » méconnue de la victime. Une explication qui ne satisfait pas les proches et qui pousse le collectif à exiger une nouvelle expertise. Or, les deux expertises suivantes mettent directement en cause la police et la « technique du pliage » qui consiste à maintenir la victime face contre cuisses. Une technique pourtant interdite depuis 2003 et la mort d’un migrant éthiopien. Comme l’écrira l’ancienne directrice de l’institut médico-légal, dans son rapport de juillet 2009, Ali Ziri est décédé d’un « arrêt cardio-respiratoire d’origine hypoxique par suffocation multifactorielle (appui postérieur dorsal, de la face et notion de vomissements ». La défunte Commission nationale de déontologie de la sécurité dénoncera comme « inhumain et dégradant » le fait d’avoir laissé les deux hommes « allongés sur le sol du commissariat, mains menottées dans le dos, dans leur vomi, à la vue de tous les fonctionnaires de police présents qui ont constaté leur situation de détresse, pendant environ une heure ». L’un des témoins présents au commissariat ce soir-là, un jeune homme placé en garde à vue, décrira une scène extrêmement choquante, racontée dans le film. Alors que Ali Ziri s’étouffe dans son vomi, l’un des policiers place son pied sur la tête du vieil homme, faisant mine d’essuyer le sol comme avec une serpillère.
Un document brut de décoffrage
Malgré quelques problèmes de son et une qualité d’images inégale, le film « Qui a tué Ali Ziri ? » est un document de première main. Il faut saluer la ténacité du réalisateur qui n’a pu réaliser son film qu’après une collecte de fonds sur les réseaux sociaux. Luc Decaster, déjà auteur de deux autres documentaires sur la lutte des sans-papier (1), a filmé pendant cinq ans les actions du collectif « Vérité et justice pour Ali Ziri », dont il était membre. « Lorsque j'ai commencé à filmer, je ne pensais pas à en faire un film. C'est au bout de deux ans, après avoir emmagasiné des heures de rush, notamment pendant les réunions du collectif, que l'idée m'est venue », explique le réalisateur, qui a choisi de laisser les longs plans séquence parler d’eux-mêmes. Sans voix off, ni indication de date ou de lieu. Le film s’attache davantage à montrer la lutte des amis, membres de la famille et habitants d’Argenteuil, qu’à reconstituer les faits. Il saisit les moments d’émotion, les incompréhensions et indignations des militants, leur foi déçue en la justice, ou les confrontations avec la police : première marche à Argenteuil, entretiens avec l’avocat dans les allées feutrées du tribunal, intervention de Monseigneur Gaillot, tractage sur le marché, discussions lors de la rédaction d’un communiqué de presse ou encore scènes filmées dans le foyer ADOMA où résidait le vieux chibani. Au fil des séquences, on découvre des militants d’une grande dignité : Arezki Kerfali, bien sûr, profondément marqué par la mort de son ami, Arezki Semache, porte-parole de la famille, Omar Slaouti, professeur de physique-chimie ou encore Elise Languin, professeur d'histoire, tractant contre vents et marées.
Ne pas nommer l’évidence
Pourtant, s’il est une critique qu’on peut faire au film, c’est qu’à aucun moment on y entend le mot racisme. Le réalisateur rétorque qu’il a préféré laisser parler les faits, le racisme étant évident à la lecture de la liste des noms des victimes. Mais quelle est cette évidence qu’on ne peut pas nommer ? Le choix, pour le générique de fin, de la chanson « Strange fruit » de Billie Holliday, qui parle des lynchages perpétrés dans le Sud des Etats-Unis, contribue alors à brouiller ces mêmes évidences, puisqu’elle renvoie aux USA. Un choix qui nous rappelle que l’opinion publique française est plus prompte à dénoncer le caractère raciste des meurtres policiers commis Outre-Atlantique, que de ceux qui ont lieu ici. De fait, ce mot qui n’est jamais prononcé nous renvoie à son caractère polémique. Car l’antiracisme a cessé d’être consensuel. Entre les tenants d’un racisme comme phénomène moral qu’il convient de condamner comme « mauvais » et ceux qui dénoncent un racisme systémique inhérent à une société française post-coloniale, le torchon brûle. La querelle n'a rien de sémantique. Si le racisme est un problème moral, alors il convient d'éduquer. S'il est structurel, c'est l'ensemble de la société qu'il faut déconstruire et transformer. Illustration de ce dilemne, lors du débat, certains ont soutenu que ces affaires de brutalité policière n’ont rien de raciste, qu’elles sont liées au milieu social des victimes et à leur appartenance aux quartiers populaires. Mais ne peut-on précisément penser l’articulation entre racisme et classes sociales, comme l’a fait Angela Davis aux Etats-Unis ? Ce n'est du reste pas le propos du film, qui s'attache à la façon dont le collectif agit très concrètement, dont il produit justement du consensus face à l'injustice.
La lâcheté des politiques
Il n’est d'ailleurs pas interdit de tirer quelques enseignements de ce film. Notamment parce qu’il laisse transparaître les solidarités claniques entre justice et police, mais aussi la lâcheté d’une classe politique, de gauche comme de droite, qui, quand elle ne vote pas des lois sur mesure pour cette police qu’elle caresse tant dans le sens du poil, n’est là que pour servir les puissants. On retiendra notamment deux moments importants. La volte-face du maire d’Argenteuil, Philippe Doucet, concernant la pose d’une plaque commémorative, que le préfet, par complaisance vis-à-vis du syndicat policier Alliance, fera finalement enlever. Ou encore, lors d’un rassemblement pendant une visite de Manuel Valls, cette discussion entre Omar Slaouti et le commissaire fraîchement nommé à Argenteuil, dont la politesse ne masque pas le seul objectif : faire dégager la voie publique et rétablir l’ordre. Un ordre qui s’accommode fort bien de la violence, pourvu qu’elle vienne du pouvoir et de ses séides. Pour preuve, en février 2016, la Cour de cassation rejetait le pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel de Rennes qui avait confirmé en 2014 le non-lieu prononcé par la chambre d’instruction. Elle mettait fin définitivement à une procédure qui a duré sept ans. La famille a cependant saisi la Cour européenne des droits de l’homme, aucun recours n’étant plus possible en France. Quant au combat contre les violences policières, il est de plus en plus d’actualité.
(1) Luc Decaster, engagé dans la lutte des sans-papier, a réalisé « Dieu nous a pas fait naître avec des papiers » et « On est là ! »
Véronique Valentino, le 6 mars 2017