Marbella : le rêve halluciné du dealer de choc

C’est mort la cité pour le bizness. Tout le monde le sait mais personne ne veut comprendre. C’est plus là que ça se passe. Les mecs vivent sur les braises des années quatre-vingt-dix. À quoi reconnaît-on un cramé dans une cité ? À la capuche. L’épave embrigadée. Le naze profond qu’a pas muté. Dans les années quatre-vingt-dix, la capuche elle baisait ta mère, aujourd’hui elle fait marrer ton grand-père. Le rap sera bientôt de la danse baroque. Finie la révolte. Branches pourries. Décadence d’un mythe.

Petit dealer ayant rapidement gravi tous les échelons dans la cité, Ziz est intelligent et ambitieux. Lorsque son talent et son élégance naturelle lui valent d’être promu responsable du deal dans les beaux quartiers de l’Ouest parisien pour son réseau, il devient le flamboyant Matt, discrètement princier sous sa couverture de jeune agent immobilier, prudent, adroit et prêt à en découdre pour atteindre le Graal des meilleurs : se faire suffisamment de blé pour pouvoir, rapidement, investir légalement une somme suffisante – énorme, donc – qui lui permettre une retraite précoce au paradis artificiel de Marbella, Mecque des trafiquants ayant vraiment réussi.

C’est quoi la tendance ? Aujourd’hui, tu flingues d’entrée, en gros, tu ne discutes pas. Avec du matos de Turquie, fusil à pompe ou Kalach, puis tu remontes dans ta Cayenne qui pue le neuf. Que demandent ceux qui vont mourir ? Rapidité et précision. C’est comme ça que ça se passe entre les gangs maintenant. Fascination de la préhistoire. Tu as des petits guns sympa qui tiennent dans une poche Armani. Pour aller au resto, en boîte, c’est bien, tu n’es pas seul. Si tu as un problème, tu n’es pas obligé d’appeler ton cousin. En même temps, tu peux aussi choisir de soudoyer des gosses en échec scolaire. Pour 50 euros et un calibre, tu es sûr que le travail sera fait dans la journée. Les gens ne se méfient pas assez des mômes. Ceux qui connaissent la rue dès l’âge de cinq ans, à douze, ils deviennent des tueurs. On apprend le métier sur le tas, comme les musiciens manouches.

Surtout actif jusqu’ici en littérature jeunesse et en polar occasionnel, Hervé Mestron publie cette novella de 75 pages chez Antidata en février 2017. Les spécialistes de la forme courte, que j’apprécie tant pour leurs anthologies thématiques et collectives, telles leurs récentes « Parties communes » ou « Terminus », ont eu une fois de plus la main heureuse en choisissant un auteur pour publication individuelle, comme le Jean-Luc Manet de « Haine 7 » (qui permit à notre librairie de faire connaissance avec Antidata en 2012), comme, plus récemment, Fabien Maréchal et son « Dernier avis avant démolition », ou Laurent Banitz et son « Au-delà des halos ».

On est là, on ne fait rien. On essaie de travailler dans le quartier. On guette, on vend, on fait tout. Si on peut voler, on vole. Tout ce qui peut rapporter de l’argent. On a les pieds sur terre, on paie notre loyer. On cotise pour la caisse de la cité. Quand un voisin est invité à l’hôpital, on raque sans passer par le DAB. C’est comme une mutuelle qui te rembourse les dépenses imprévues. La vie dans la cité est totalement sécurisée. Et ça, les gens, ils t’en sont reconnaissants. Ils t’aiment bien. Quand t’as envie de parler, tu tires la sonnette, tu es toujours bien reçu. Mais quand on flingue un môme, l’égrégore se grille. Un enfant couché au sol, ça fout la trouille aux vieux.

Il faut un beau talent d’écriture pour parvenir à camper sur une distance courte comme celle de ces « Cendres de Marbella » l’imbroglio social et technique de la Cité contemporaine de la drogue, mêlant astucieusement le rendu anthropologique si magnifique du Charles Robinson de « Dans les cités » et de « Fabrication de la guerre civile » – et son puissant sens de l’organisation business, l’analyse techno-capitaliste du Roberto Saviano de « Gomorra » (sans doute davantage de la série italienne homonyme que de l’ouvrage d’origine), et la peinture crédible des frasques argentées de la jeunesse dorée parisienne – mieux et plus vivement que bien des chroniqueurs qui en font métier.

La thune ne poussait pas dans ma poche. Je suis entré dans le bizness parce que je voyais des gens bien sapés autour de moi. Frères Armani et Hugo Boss, je vous salue. Dans la rue, le Gaulois, il va se planquer pour fumer, pour rouler son pétard. Le mec de la barre Ravel, il va sortir son matos au grand air légal, comme un paquet de Granolas. La seule chose dont tu dois te cacher, c’est la famille, les anciens. C’est eux, pour nous, la police. Mais perso, comme je suis orphelin, je n’ai peur de rien.

Menée à toute allure, cette novella aux airs de « Vie et destin » extraordinairement ramassés nous offre une rare incursion sous le crâne tourbillonnant d’un professionnel ô combien affûté, dans les yeux duquel brillent encore certains tristes rêves de gosse, étoiles mortes et avariées par la brutale cupidité érigée en réussite suprême – et pas uniquement par le grand banditisme.

Hervé Mestron sera l’un des sept auteurs et autrices invité(e)s à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le 15 mars prochain, à partir de 19 h 30, pour une soirée dédiée aux formes courtes en compagnie des éditeurs Antidata, Atelier de l’Agneau, Chemin de Fer et Lunatique.

Hervé Mestron

Hervé Mestron - Cendres de Marbella - éditions Lunatique

Coup de cœur de Charybde2 le 7/03/17
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