La stratégie militaire au service de la fiction et des nouvelles
Six nouvelles étonnantes, baroques et fantastiques, d’un spécialiste suisse d’histoire militaire et de stratégie.
C’est à cette époque que le vieux Matossian mourut. Akhenaton l’ensevelit sous une des dalles du chœur, comme un conquérant des âges obscurs. En même temps que le corps disparaissait dans l’éternité de la pierre, il se sentit plus libre. Il n’avait jamais osé révéler à son père qu’il haïssait, en fait, la Méditerranée et son monde. Sa lumière abominable, ses cyprès noirs, ses oliviers aux pelages argentés, ses villages pouilleux l’écœuraient. Depuis l’enfance il ne rêvait que de brumes, d’îlots érodés, battus par des vents et des vagues féroces, d’un soleil se couchant à trois heures de l’après-midi et d’aubes n’en finissant plus de commencer. Il avait lu Ossian et l’idolâtrait tout en connaissant la supercherie, et Coleridge, et Hamann. Son cœur, pour tout dire, était éperdu de grisailles, de crachin, de brumes bleues. Les tableaux de Friedrich et de Turner ornaient ses salons.
Au large de l’Écosse, dans l’archipel des Hébrides, il acheta une vaste île, inclinée vers la mer, faite de pâtures, de bois rabougris et de quelques étangs. Elle l’avait séduit par sa pluie quasi perpétuelle et surtout par des surfaces assez vastes pour contenir un « musée architectural », ainsi qu’il se plaisait à nommer sa collection.
L’île à peine acquise il n’eut de cesse de la « meubler ». Chaque fois qu’un de ses démarcheurs lui annonçait la découverte d’un châtelet, d’un donjon, d’une fermette, d’un moulin à vent, d’une abbaye, d’une isba, d’un bunker, d’un temple grec, d’une pagode, d’un mastaba, d’une cathédrale, d’un chalet suisse, d’un stupa, que sais-je encore, il se rendait sur place, examinait, évaluait puis achetait en général. En soi, mesuré à l’aune de sa fortune, le coût de ces opérations d’appropriation était dérisoire. De vieux gentlemen ruinés, des paysans noyés dans la lie, des hippies ayant échoué dans de hardies tentatives agricoles et bio-régénératrices, de gâteuses dames en mantilles noires pleurant un lieutenant tué lors de la guerre du Rif, étaient trop contents de se débarrasser de ce qu’ils avaient fini par considérer comme de dispendieux tas de cailloux. Où la fortune commençait à intervenir, c’était au moment du démontage et du transport. Des ingénieurs, des architectes, de boutonneux étudiants ès arts, secondés par une armée de maçons et de tailleurs de pierre s’employaient à désosser les monuments et, numérotation de leurs parties faite, à les charger sur des camions qui les transportaient jusqu’à Anvers. De là des navires battant pavillon Matossian les acheminaient à travers brumes et tempêtes jusqu’à l’île d’Orcow où de consciencieux artisans irlandais les remontaient. (« Neuschwanstein sur Mer »)
Spécialiste suisse renommé des questions de stratégie et de défense ayant longtemps enseigné à Paris, historien militaire consacré, connaisseur averti des méandres de l’Autriche-Hongrie impériale, Jean-Jacques Langendorf est aussi un surprenant auteur de fiction, nettement trop méconnu par chez nous, auteur auquel les six nouvelles de ces « Surprises de la navigation » publiées en 2008 chez L’Âge d’Homme offrent une bien belle introduction. Qu’il nous propose la passion contemporaine d’un (très) riche collectionneur de monuments architecturaux bien décidé à ajouter l’un des châteaux de Louis II de Bavière à ses trésors personnels (« Neuschwanstein sur Mer »), la dantesque ivrognerie terminale d’un prince héritier saxon en 1866 (« Extrait du journal de Josef Dirnmaier, premier valet de chambre de Son Altesse le prince de Sonderling-Sonderburghausen »), les vicissitudes d’une transposition du scénario du film « Nimitz, retour vers l’enfer » au large de la Toscane bonapartisée de 1802 (« Les surprises de la navigation »), l’effet d’une musique inédite de Mozart, soudainement retrouvée, sur deux nobles mélomanes allemands (« La rupture »), une sublime irruption, à hauteur d’enfant, de la guerre des classes, fût-elle feutrée, au beau milieu de la Grande Guerre (« Une journée de printemps à Urbigny-sur-Larve »), ou un conte gothique acéré de chasse et de vampire (« La fin d’une dynastie »), l’auteur se révèle particulièrement habile à manier certains motifs tutélaires de l’aristocratie germanique et centre-européenne pour les confronter à l’étrange, au saugrenu, à l’absurde et au fatal.
À trois encablures environ, un mur de brouillard, un brouillard fin et impénétrable, formait écran entre la côte et la barque. Marino se redressa d’un coup, secouant ses rêves pour laisser place à l’instinct tendu et inquiet du navigateur. Une brume semblable, en mai, dans ces parages, voilà quelque chose de surprenant ! Marino, prudent, changea de cap afin d’aborder latéralement la masse cotonneuse. À proximité du nuage, la brise mollit et la barque courut de plus en plus faiblement sur son erre. Bientôt le brouillard l’avala.
Marino n’avait pas vraiment peur. Le phénomène le surprenait, sans plus. Il avait vu pire en hiver, par grosse mer, et il avait confiance dans sa boussole rudimentaire. La navigation se poursuivit ainsi pendant de longues minutes. Puis le brouillard se dissipa.
À une portée de harpon les deux pêcheurs virent alors se dresser une falaise sur laquelle d’immenses albatros bleus et blancs paraissaient les observer. Une île en ces parages ? De quels abysses avait-elle surgi ? De quelle œuvre de sorcellerie était-elle le fruit ? Marino vira sur tribord afin de se rapprocher un peu plus. Après s’être signé trois fois il entreprit de longer le curieux récif. Il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’agissait en fait d’un navire qui – ô bizarrerie – possédait une coque apparemment métallique. Mais sans voiles ni mâts, sans vergues ni huniers, sans dunette ni figure de proue, était-ce vraiment un navire ? (« Les surprises de la navigation »)
Jouant ainsi de parfums et d’allures qui évoquent parfois les Ada et Yves Rémy des « Soldats de la mer », le Giuseppe Tommasi di Lampedusa du « Guépard » ou encore le Éric Vuillard de « La bataille d’Occident », qui auraient été vicieusement filtrés, au fil des 160 pages par Bram Stoker, H.P. Lovecraft et Ryō Hanmura, Jean-Jacques Langendorf nous offre une attrayante et mystérieuse leçon d’érudition débridée tamisée par des ressources fictionnelles légèrement insensées.
Qu’était-ce donc, ce Boche qui nous était tombé du ciel ? L’Allemand avait raconté la chute du zeppelin, cette grande chose pleine d’air, au ventre déchiré, poussée depuis des heures vers le sud, par un vent léger. L’atterrissage brutal, dans les arbres, avait été suivi de l’embrasement. Les flammes avaient épargné l’Allemand, projeté au loin dans un fourré. Il n’avait même pas une contusion. La langue de feu avait happé son équipage et l’avait passé au chalumeau. Il n’y avait pas de survivants. « Soyez assuré, baron, que vos hommes seront ensevelis avec les honneurs de la guerre, les formalités achevées, et que je ferai tout pour que vous puissiez assister aux obsèques. » Tout en fumant les deux officiers se dévisageaient sans animosité. Je ne pouvais alors comprendre ce qui se passait entre eux. Je dirais aujourd’hui, avec les mots que depuis la vie m’a donnés, que la complicité les unissait. Et s’il y avait complicité c’est parce qu’ils avaient partagé la même existence, que des choses les avaient unis au-delà des distances et des frontières. Quelque chose qu’il m’était alors impossible de comprendre : des femmes, les mêmes, des palaces doux et chauds qui scintillent comme de grands paquebots illuminés dans la nuit ingrate des villes, des cigares et des alcools aux odeurs lourdes et épicées, des distractions grisantes, des livres, des tableaux, des animaux… (« Une journée de printemps à Urbigny-sur-Larve »)
Jean-Jacques Langendorf - Les Surprises de la navigation - Ed l'Age d'Homme/Poche
Coup de cœur de Charybde2 publié le 6/03/17
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