La leçon du corail : Guibert au grand vif
Le dernier roman qu’écrivit Hervé Guibert s’intitule Le Paradis ; il y raconte les péripéties d’un narrateur anonyme et de la femme qu’il aime, Jayne, dans divers lieux (Afrique, Fort-de-France, Papeete, Bora-Bora…). Précision : le narrateur est plein aux as (famille suisse richissime) et c’est par ailleurs un écrivain qui ne publie pas.
Il n’est d’ailleurs pas si anonyme que ça : son identité sera révélée un peu avant la fin du livre. Le narrateur souffre par ailleurs d’une étrange maladie, il tombe même dans le coma, mais ce n’est pas le sida, ainsi qu’on nous le précise. Quant à Jayne, qui l’accompagne dans ses nombreux voyages, elle meurt à la première ligne du roman. Cette ex-championne de natation, qui dévore (peut-être) les écrits de Nietzsche, Strindberg et Robert Walser, se fait en effet éventrer par des récifs de corail. Et la police, tout naturellement, constate qu’elle n’existe pas.
Tout va bien, donc : l’histoire d’amour et d’errance peut commencer. En jouant malicieusement avec les temps du passé, du présent, de l’imparfait et du passé composé, comme on saute d’une d’une rythmique à l’autre pour mieux affiner une tonalité, Guibert brasse les cartes de son récit afin de permettre au vif de l’emporter sans cesse sur la mort. Car la mort rôde à chaque page, et il convient de l’orner avec vigilance d’atours ravageurs. Le pistolet du narrateur fait l’amour à Jayne, le corail éventre mais se régénère tout seul, on empoisonne les poissons pour les pêcher, dormir sous un mancenillier est dangereux, mais les enfants se postent sous ses branches la langue tendue, la soupe d’oursins est délicieuse mais se vomit, le matoutou est un crabe anthropophage qu’on déguste malgré son goût infect, le scanner du cerveau rend fou…
De fait, ce dernier roman de Guibert – roman magnifique par son agitation, poignant par sa nervosité, tout en décrochements et en grâces, à la fois léger et trébuchant – opère comme un sortilège, il permet de transfigurer la nuit qui épaissit dans les veines, de laisser bruire un dernier appel d’air dans les poumons du récit. Guibert joue ici en rêveur désabusé avec « l’ancienne comédie » rimbaldienne, il nous bourlingue dans un Harrar improbable et fait moissons d’impressions d’Afrique pour retarder l’heure noire où vous retiennent les racines du mal :
« Devenir un légume, c’est amusant de devenir un légume, ce sont les magies de la métempsycose. Un beau légume sous perfusion, les bras entravés par des aiguilles épaisses, les mains bandées pour m’empêcher d’écrire, ou dans une camisole de force pour m’empêcher de me jeter par la fenêtre. Paranoïa. Quand vais-le aller me rouler un patin à un cheval stationné devant l’hôtel ? Quand accepterai-je la folie des grands fous, de Nietzsche et d’Artaud avec ses pustules de syphilis sur le front, de Strindberg qui peignait des vagues et des champignons vénéneux ? »
Ecrit du fond de la maladie, ce roman survit pourtant dans un état magique d’apesanteur, tant la phrase de Guibert, même quand elle pique, mord ou brûle, demeure séductrice, vive, exempte de toute complaisance – aussi généreuse qu’indomptée.
De toute façon, pour Guibert, c’est simple, ça l’a toujours été :
« Quand je n’écris plus je me meurs. Pas de panique. »
Hervé Guibert, Le Paradis, éd. Gallimard