BD : Metropolis en uchronie européenne sensée et expressionniste
Quatrième et dernier tome d’une série fondamentale de la bande dessinée contemporaine.
Publié en janvier 2017 chez Delcourt, le quatrième tome de la série « Metropolis » conclut en beauté l’histoire déchiquetée de l’inspecteur Gabriel Faune dans l’Interland franco-allemand de 1935, où la première guerre mondiale n’a jamais eu lieu, et où les dirigeants Briand et Stresemann conduisent la double république sur un résolu chemin d’intégration européenne.
Fascinante uchronie scénarisée par Serge Lehman, dessinée par Stéphane de Caneva et mise en couleur par Dimitris Martinos, « Metropolis », de son début sous le signe d’un attentat particulièrement spectaculaire (« Tome 1 ») à la mise en place d’un faisceau d’indices et de doutes extrêmement déroutants quant à ce qui se passe réellement ici (« Tome 2 »), puis à l’impact sur l’intrigue de l’aventure spatiale, de la science-fiction et de la mécanisation de la société (« Tome 3 »), ne s’est à aucun moment contentée des paillettes faciles de l’histoire alternative dont trop d’écrivains se satisfont ces dernières années, et est parvenue à créer tout un climat très personnel, usant de toutes les ressources techniques de l’expressionnisme allemand et de ses mutations orchestrées en leur temps par Fritz Lang, le génie tutélaire de la série (dont le rôle de mise en abîme apparaît dans toute sa splendeur à l’issue de ce dernier tome).
Tout en écoutant les causeries du professeur Einstein à la radio, la lectrice ou le lecteur verront ici tomber minutieusement en place les éléments accumulés précédemment, et le machiavélique mécanisme d’horlogerie créé par Serge Lehman dévoiler ses ultimes rouages à broyer les illusions d’un décor qui n’a jamais été de carton-pâte, mais dont au contraire l’épaisseur délicieuse permet un agencement productif des personnages de fiction aux côtés des personnages historiques devenus alternatifs.
En 1911, Hitler disparaît de la circulation. Son dossier autrichien est expurgé jusqu’en 1917, date à laquelle il fait son retour à Vienne et se déclare en faillite. Je suis prêt à parier qu’il était en prison mais il faudrait vérifier. Entre-temps, Hanish a répondu à l’appel d’offres pour la fondation de Metropolis. Il a eu de la chance : les meilleurs architectes français et allemands n’ont pas cru au projet, si bien qu’il est sans concurrents.
Sigmund Freud, Adolf Hitler, M, Erich Fromm, Jacques Lacan, Reinhold Hanisch, Eva Braun, Winston Churchill, et même Gustave Le Rouge ouGabriele d’Annunzio, ne sont pas ici des figurants mais bien des composants essentiels de cette approche de la pulsion de mort au sein du fascisme que déploie le scénario, avec ruse et élégance, établissant ainsi une curieuse et stimulante passerelle avec la saga de « Nicolas Eymerich, inquisiteur » de Valerio Evangelisti.
Vengeance personnelle par fanatiques interposés. Rassurez-vous, docteur. Le but de cette note n’est pas de démontrer que j’avais raison l’année dernière mais d’attirer votre attention sur l’esprit qui a conçu cette vengeance.
Certains commentateurs n’ont pas voulu voir (ou ont affecté de ne pas voir, pour d’obscures raisons) la profonde cohérence de la fin construite par Serge Lehman, lui reprochant ce qu’ils qualifient de pirouette, alors que très précisément, c’est bien de télescopage entre pulsion fasciste de mort et soumission au machinisme productiviste qu’il est fondamentalement question ici, du début à la fin, instillant au fil des épisodes une réflexion heurtée mais puissante que ne renieraient certainement ni le Ernst Jünger tardif, celui des « Abeilles de verre » ou d’ « Heliopolis », ni le Jacques Ellul de « La technique ou l’enjeu du siècle », ni le Günther Anders de « L’obsolescence de l’homme ».
C’est bien en mettant au service d’une authentique spéculation philosophique et politique l’arsenal joueur fourni par la réinvention d’une mythologie européenne de la science-fiction spatiale et du super-héros (rejoignant ici au passage une bonne partie du projet souterrain de « La Brigade chimérique » de Serge Lehman, Fabrice Colin et Gess) que « Metropolis » peut s’affirmer comme l’une des œuvres les plus ambitieuses et intelligentes de la bande dessinée et de la littérature contemporaines.
Métropolis TO4 de Serge Lehman, Stéphane de Caneva et Dimitris Martinos, éditions Delcourt
Charybde2 le 17/03/17
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