Discours jubilatoires pour démonter la parole des puissants

Après ma découverte d’Ascanio Celestini, écrivain, auteur dramatique et acteur italien grâce à «La Brebis galeuse», la lecture du «Discours à la nation» fut un grand bonheur et un énorme choc.

Ascanio Celestini, figure de proue du théâtre de narration en Italie, surtout connu en France par les textes de Dario Fo, a écrit ici une cinquantaine d’histoires courtes pour la scène, brillamment interprétées par l’acteur David Murgia en Belgique et au festival d’Avignon. La plupart de ces textes sont parus en 2011 en Italie, sous le titre «Io cammino in fila indiana». Quelques textes inédits ont été ajoutés dans une magnifique traduction française de Christophe Mileschi pour la collection Notabilia des éditions Noir sur Blanc.

«Je suis un homme à parapluie.
Devant moi il y a un homme sans parapluie.
Il pleut.

Mais pourquoi il pleut tout le temps ?
Pourquoi il n’arrête pas de pleuvoir ?

Pour moi, ça n’est pas un problème, moi j’ai un parapluie.
Mais lui, non. Lui, il est sans parapluie.
Les gens à l’âme noble
vont dire qu’il faut que je donne mon parapluie
à cet homme sans parapluie
Mais dans une vision générale des choses
ça ne changerait rien.
Il y aurait quand même un homme avec parapluie et un homme sans.
À ceci près que ce serait moi celui qui se mouille.

Le fait que j’ai un parapluie
ne veut pas dire que je sois quelqu’un de violent.
Ce n’est pas ma faute s’il pleut.
Je m’abrite parce que j’ai un parapluie.
Mon père aussi en avait un
et mon grand-père « idem ».
Nous sommes des hommes à parapluie
depuis de nombreuses générations.» (L’homme au parapluie)

David Murgia interprétant « Discours à la nation » ® Hélène Legrand

Nourri du théâtre et des contes mais transcendant les genres, ce livre d’un humour ravageur appelle à la révolte ou au moins à la prise de conscience, face à la corruption de la classe politique et sa collusion avec la mafia, face au contrôle des media par les pouvoirs politique et financier, à l’aliénation par la misère, à la soumission et à la désillusion des dominés, face à toute privation des libertés fondamentales, au sort des sans-papiers et au racisme, tout cela en Italie bien sûr mais pas que …

«Citoyens !
Nos villes et nos campagnes se sont remplies de travailleurs étrangers.
Des gens qui bossent dans des conditions d’esclavage et souvent de véritable torture.
Tout cela est-il illégal ? Mais oui, bien sûr.

D’ailleurs bon nombre de ces immigrés sont arrêtés et expulsés.
Beaucoup d’autres sont régularisés et obtiennent des droits et des aides.

Je vous le demande : pourquoi les chasser
s’ils sont prêts à se faire exploiter ?
Pourquoi les régulariser s’ils sont prêts à bosser comme esclaves ?

D’où vous vient cette passion pour la légalité ?
On vit si bien quand c’est la guerre civile, le far west !

Citoyens !
Si vous voulez à tout prix une bonne loi sur l’immigration,
à l’instar d’illustres prédécesseurs
je me permets de présenter ma modeste proposition.

Ouvrons les frontières. Laissons-les tous entrer.
Permettons-leur de travailler un an ou deux
et puis mangeons-les !» (Une modeste proposition)

Renversant le point de vue par rapport à son précédent livre «Lutte des classes» , Ascanio Celestini donne cette fois-ci la parole aux puissants, hommes politiques, financiers ou truands, pour dessiller les yeux du lecteur, faire émerger par l’humour et l’absurde le sens sous-jacent et le cynisme de leurs propos, et ce qui ce joue dans les rapports entre dominants et dominés.
D’une ironie féroce, ce texte au rythme incroyablement puissant et jubilatoire, surtout lorsqu’il est lu à voix haute, forme un appel poétique aux marcheurs en file indienne, pour tourner la tête dans d’autres directions et sortir du rang.

Asciano Celestini - Discours à la nation - Collection Notabilia, éditions Noir sur Blanc
Coup de cœur de Charybde7
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