Avec Pierre Demarty, la nuit nous ment énormément

Vous a-t-on jamais conté les aventures de l’homme qui n’en eut point ?

 «Je crois qu’il n’existe pas de matériaux qui permettraient d’établir une biographie complète et satisfaisante de cet homme. C’est une perte irréparable pour la littérature.» (Herman Melville)

Placé sous l’égide de Nathaniel Hawthorne et d’Herman Melville, le premier roman de Pierre Demarty, paru en 2014 chez Flammarion a pour héros un homme insignifiant, Jean Nochez, dont même le nom, en résonance à celui de l’auteur de «Je m’en vais», semble manquer de substance pour lui. Cet homme, qui ne sait pas quoi être ni quoi penser, quitte sans raison évidente sa vie et son épouse Solange. Il s’exile pour s’installer dans l’appartement qu’il a loué de l’autre côté de la rue, et observer les siens comme un spectateur muet.

«Le 3octobre, à cinq heures, un homme, dont le nom ne vous dira rien (lui-même ne vous en dirait guère plus), sort de son appartement, referme doucement la porte derrière lui, descend les escaliers, sort de limmeuble, marque un temps darrêt, un dernier temps d’arrêt, à moins que ce ne soit le premier, traverse la rue, et voilà, c’est la dernière fois que Jean Nochez (appelons-le Jean Nochez) franchit le seuil de chez lui, ça y est, c’est décidé, ça a mûri et maintenant c’est décidé, encore que, décidé, le mot est fort, il sort, pour la dernière fois du moins avant longtemps, il ne sait pas encore combien de temps exactement, moi non plus, ni vous, on va bien voir.
En tout cas c’est Solange qui va en faire, une tête.»

® Alain Bashung, La nuit je mens.

Jean Nochez est un héros recommencé de la littérature : Philatéliste, il est un commerçant dont les affaires ne marcheraient pas très fort, un héros désengagé et tragique à la manière du Daimler de Frédéric Berthet. Il est le cousin d’Albert Moindre, vivant en deçà de sa propre vie et totalement aberrant,  et le récit de son fol exil et de sa dramatique soustraction à la vie est raconté avec une fantaisie évocatrice des écrits chevillardiens. À cet homme qui se laisse dériver vers un égarement définitif à partir d’un objet trouvé dans une brocante (une maquette de goélette baptisée le Drakkar qui est le premier meuble de son nouvel appartement), qui voyage en solitaire sans sortir de son intérieur, fait aussi écho le héros au destin moins tragique de «La fonte des glaces» de Joël Baqué.
Après avoir oublié cet appartement loué sur un improbable coup de tête, Jean Nochez finit par traverser la rue pour occuper l’appartement d’en face, un court trajet comme une sortie du monde.

«Le type de l’agence était un type : jeune et trop grand, ou le contraire, tout en pellicules et ronds-de-jambe, pas très bien dans son costume, ni sans doute dans le reste, il ressemblait à un étudiant souffreteux qui, au terme d’un parcours consciencieusement émaillé de redoublements, de beuveries sponsorisées et autres incartades palliatives face à l’abîme d’une misère existentielle, intellectuelle et sexuelle à peu près définitive, avait fini par se faire exclure même de la plus pouilleuse des écoles de commerce satellitaires de la grande périphérie mulhousienne pour, enfin, échouer là, dans la paperasse cadavérique des baux et des comptes rendus d’assemblée générale de copropriété qui encombrait l’étroite succursale de quartier de l’agence immobilière dont le gérant, philanthrope ou peu regardant, avait charitablement consenti à embaucher le niquedouille en sa qualité de vague cousin du beau-frère de la tante d’une amie de la famille – ou de l’oncle, tout ça n’était pas très clair – et dont Jean Nochez, sur une impulsion qu’on ne s’expliquera pas très bien non plus, venait de pousser la porte.»

Pilier arrimé au comptoir d’un bar où Nochez vient s’échouer, entré en collision lente au comptoir avec lui, le narrateur l’observe et tente de percer le mystère de la boîte crânienne de cet homme mutique, de faire sienne ses pensées, d’imaginer les aventures et aspérités de sa vie, en même temps que l’histoire de son effacement. De ce narrateur, ivrogne et flamboyant, on ne saura pas grand-chose. Apparemment aux antipodes d’un Nochez insignifiant et apathique, évocateur de Bartleby, d’Oblomov ou d’«Un homme qui dort» de Georges Perec, le narrateur semble néanmoins souvent n’être qu’une autre face d’un même homme à la dérive.

«Ainsi commença pour Jean un long et dernier printemps – après quoi il entrerait pour toujours dans l’hiver. Armés de la boussole et du compas trouble de nos beuveries, de loin en loin nous en observâmes le doux cataclysme, mesurant l’avancée de la fonte des masques. De même que la mer à chaque ressac charrie des coquillages toujours un peu plus ébréchés, jusqu’à ce qu’il n’en reste que du sable pâle, ainsi chacune des visites de Nochez nous mettait en présence d’un homme un peu plus décomposé. Il se fanait sous nos yeux ; et on avait beau l’arroser, il devenait hâve décidément, gris, sec. Comme brûlé – du dehors par le soleil ignoble, et du dedans par quoi ? On ne sait pas. Un genre de feu, un feu froid, qui le consumait, le rongeait, rognait ses contours d’hommecomme du papier d’Arménie. Et ça ne sentait pas bon.»

Et Solange dans tout ça ? Après avoir fait en effet une drôle de tête elle se ressaisit et cette femme parfaitement assortie à Nochez, «sans âge, sans forme, sans fond, sans teint, sans rien, une femme sans qualités», forme le point de tension et de bascule du livre.

Nous attendons d’un livre qu’il nous parle avant tout de littérature. C’est ce que fait Pierre Demarty avec «En face», arpentant ces contrées imaginaires où la force de l’écriture alliée à un humour rare permet de faire un roman jubilatoire et tragique en racontant très peu.

 «Nous connaissons tous de ces individus aberrants, que peu de chose distingue des cailloux et au nombre desquels, je ne sais pas vous mais moi souvent, on craint parfois de devoir se compter.»

Pierre Demarty 

Pierre Damarty En face, éditions Flammarion
Charybde7
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