Don Borges de la Vega à l'Alhambra

En se lançant dans l’aventure extrême de montrer aux spectateurs la vision perdue de l'Alhambra d'un Borgès aveugle, à travers des médiums artistiques éminemment visuels et grâce à la parole, aux écrits et aux discours laissés, Sergio Vega a construit une hypothèse de vision; de celle bercée par la voix de l'amour de l'écrivain et les bruits propres à ces lieux magiques. Borges in the Alhambra demande au visiteur non seulement de regarder, mais aussi d’écouter et, de fermer les yeux parfois. Trouble dans les sensations … 

En 1918, alors qu’il est encore enfant, Jorge Luis Borges (romancier, poète et homme de culture argentin) visite pour la première fois l’Alhambra de Grenade. Depuis cette visite, l’architecture de ce monument unique en son genre — fortement liée à la poésie et à la philosophie de l’Islam — ainsi que l’histoire de la présence musulmane dans la péninsule Ibérique, ont fait partie de l’imaginaire lyrique de l’écrivain. En 1976, lors de sa deuxième visite avec sa compagne María Kodama, Borges, désormais à l’apogée de sa carrière et de sa reconnaissance internationale, est aveugle. Il souffre d’une rétinite pigmentaire qui provoque un aveuglement qu’il définit comme « modeste » : si un œil ne voit rien, l’autre parvient à voir un monde voilé d’une pellicule jaune, une réalité dorée.

Il verra alors l’Alhambra à travers les yeux de sa compagne, à travers ses descriptions, mais surtout il la connaîtra grâce aux murmures des innombrables fontaines et par le pépiement des oiseaux cachés dans les citronniers des jardins. Dans la vision de Borges, l’Alhambra devient alors un espace de rêverie, où l’on peut se plonger dans l’histoire des dynasties mauresques, ou dans la cosmologie qui régit la composition architecturale de ce lieu fantastique. Cette façon particulière de regarder et de sentir, Borges a voulu la partager, l’offrir en cadeau à sa femme sous la forme d’un poème « L’Alhambra ». Dans ce poème, son sentiment de gratitude de pouvoir ressentir à nouveau Grenade alterne avec la sensation d’une perte irréparable.

La recherche de Sergio Vega se propose de reconstruire la mémoire de ce deuxième voyage, en replaçant son regard dans l’espace architectural du site. Pour se faire, Vega recourt à une technique photographique originelle : le ferrotype. La plaque de métal est imbibée d’une solution photosensible qui, au contact de la lumière, fige l’image pour toujours. Le rendu presque aqueux de ces trente photographies sur plaque d’aluminium, crée des images fantasmagoriques d’un regard perdu dans les saisons de l’esprit. Les détails de l’architecture de l’Alhambra — organisée selon des principes mathématiques stricts — sortent de la lumière crépusculaire comme des épiphanies.

Vega nous offre donc ici une double absence: celle de Borgès à ses souvenirs, redéployés par les descriptions de sa femme et les pépiement des fontaines, comme un au-delà de la vision et du souvenir qui fait glisser un autre moment et un nouveau présent. Présence de l'absence et témoignage au second degrés. Le moins que l'on puisse dire est que cela interpelle. Sommes-nous face au regard de Borgès, à son souvenir ou au témoignage d'une nouvelle lecture ?

Jean-Pierre Simard le 6/11/17

Sergio Vega - Borgès in the Alhambra - 23/12/17
Galerie Karsten Greve
- 5, rue Debelleyme  75003 Paris