Les Persécutés de Quiroga, en délires interprétatifs et jalousies inavouables, tortures et ruses de l’esprit

– Qu’est-ce que ce diable d’individu ? demandai-je à son retour. Lugones haussa les épaules.
– Un individu terrible. Je ne sais comment il a pu échanger dix mots avec vous cette nuit. En général, il passe une heure entière sans parler, si ce n’est pour lui-même, et vous pouvez imaginer comme je me réjouis quand il vient ainsi. Nonobstant, il vient peu. Il est très intelligent dans ses bons moments. Vous l’aurez sans doute remarqué, j’ai entendu que vous discutiez.
– Oui, il m’a raconté un curieux cas.
– Lequel ?
– Celui d’un ami persécuté. Il s’y connaît en folie, comme un diable.
– Je veux bien le croire puisqu’il est aussi un persécuté.
Entendre cela me suffit pour qu’un éclair de logique explicative vienne illuminer ce que j’avais perçu d’obscur chez lui. C’était indéniable ! … Je me souvins de son air sombre lorsque je lui avais demandé s’il continuait à interpréter… En bon fou, il avait cru que je l’avais percé à jour et que je m’immisçais en son for intérieur…

C’est en 1905, à vingt-sept ans, que l’Uruguayen Horacio Quiroga publie la nouvelle « Les persécutés », alors qu’il écrit régulièrement depuis cinq ou six ans, tant en poésie qu’en prose brève, sous les influences avouées d’Edgar Allan Poe et du poète qui deviendra l’un de ses meilleurs amis, Leopoldo Lugones. Lancé dans une existence à la fois extraordinairement romanesque et nettement placée sous le signe de la mort et de certaines formes de folie, il développe précocement un talent rarissime pour faire partager littérairement des états de conscience frontaliers, s’inscrivant dans la zone où les obsessions deviennent folie « pure ». Sous le double signe du délire de persécution et du délire d’interprétation, psychoses alors fort peu diagnostiquées et encore moins comprises, il nous offre ici (dans la version définitive de 1920, celle traduite ici par Antonio Werli) un conte succinct, incisif et vertigineux, où les miroirs entre narrateur et objet de narration semblent ouvrir à chaque pas et à chaque phrase des abîmes insidieux, que ne renierait certainement pas, par exemple, le Damien Aubel du tout récent « Possessions ».

Díaz Vélez marchait toujours et rapidement je me retrouvai deux pas derrière lui. Un de plus et je pouvais le toucher. Mais à le voir comme cela, sans qu’il s’aperçoive le moins du monde de ma proximité, malgré son délire de persécution et ses interprétations, je réglai mon pas exactement sur le sien. Persécuté ? Très bien ! … Je considérais minutieusement sa tête, ses coudes, ses poignets un peu sortis, les plis transversaux de son pantalon sur ses hanches, les talons, cachés et visibles, successivement. J’avais la sensation vertigineuse qu’auparavant, des milliers d’années auparavant, d’avoir déjà fait une telle chose : rencontrer Díaz Vélez dans la rue, le suivre, l’atteindre – et une fois fait, marcher derrière lui – derrière. Se dégageait de moi la satisfaction de dix vies entières qui jamais n’auraient pu réaliser leur désir. Pourquoi le toucher ? Soudain, il me vint qu’il pourrait se retourner, et ma gorge se serra instantanément d’angoisse. Je me dis qu’avec le larynx ainsi noué il est impossible de crier, et mon unique crainte, effroyablement unique, était de ne pouvoir crier quand il se retournerait, comme si le but de mon existence avait été d’avancer précipitamment sur lui, de lui ouvrir les mâchoires et de lui hurler démesurément en pleine bouche – et au passage de faire le compte de ses molaires.

Porté par une phrase savamment inquiétante, dans laquelle, une fois le flot rationnel épuisé, le basculement vers l’extrême sauvagerie semble pouvoir se produire à tout instant (comme en témoigne par exemple l’extrait ci-dessus, et la folie potentielle qui en illumine la dernière phrase), Horacio Quiroga alternera dès lors les contes sombres et légèrement hallucinés, développés en résonance avec la forêt tropicale où le mèneront plusieurs de ses aventures biographiques et économiques, et les fables psychologiques d’une intensité proche de l’insoutenable, souvent particulièrement scandaleuses pour l’époque. « Histoire d’un amour trouble », publiée en 1908 (et revue en 1923 – c’est cette version définitive que traduit ici également Antonio Werli), constitue une parfaite illustration de ce second registre, moins connu aujourd’hui, sans doute, que celui des « Contes d’amour, de folie et de mort » ou des « Contes de la forêt vierge ».

Ce que Juárez ignorait, c’est que Rohán connaissait parfaitement les sœurs Elizalde. Après une amitié de dix ans avec la maison, Eglé, la cadette, avait été sa fiancée. Il l’avait aimée immensément. Et pourtant, ils en étaient là : elle, promenant sa beauté célibataire aux côtés de sa sœur, et lui, autre célibataire, travaillant à la campagne à deux cents lieues de Buenos Aires. Eglé ! Il se répétait son nom à voix basse, avec la facilité de qui a souvent et longuement prononcé un mot dans différents états d’esprit. Ces deux syllabes parfaitement connues lui évoquaient avec clarté les scènes d’amour où il les avait exprimées avec le plus grand désir, bien qu’il reconnaissait ne lui rester de cette vieille passion que la tendresse d’un prénom, rien d’autre. Il le murmurait et ne ressentait, à l’entendre, que la douceur obscure d’un mot qui, par le passé, a tant signifié, comme un idiot répète, des heures durant, le regard vide : « Maman » …
« Comme je l’ai aimée ! » se disait-il, s’efforçant vainement de s’en émouvoir. Il se remémorait les situations où il s’était senti le plus heureux ; il se voyait lui, il la voyait elle, il voyait sa bouche, son expression… Mais tout était d’une netteté excessive, car il appliquait ses souvenirs aux scènes plutôt qu’aux sensations, comme lorsqu’on s’efforce de bien se rappeler une chose pour la raconter ensuite à un ami.

Jouant à merveille des possibilités ouvertes par certaines tempêtes sous un crâne – et par le délire d’interprétation qui menace si souvent l’amour, et qui explose en général dans la jalousie -, dans un contexte bourgeois feutré dont toutes les arrière-pensées sont bien loin d’être absentes (la confusion entretenue par la mère Elizalde avec la noble famille française des Rohan, par exemple, est de toute beauté – comme le sont à leur manière les divers sondages régulièrement pratiqués dans le cours des conversations mondaines quant à la situation économique des impétrants), Horacio Quiroga organise en à peine 110 pages une complexe situation amoureuse, exploitant toute les figures du triangle et de la différence d’âge, pour créer une trame sulfureuse digne des meilleurs abîmes socio-amoureux de Marcel Proust (qui préparait « À la recherche du temps perdu » à peu près à la même époque), en y introduisant sans doute moins d’ironie et davantage de doute possible vis-à-vis de la fiabilité du récit.

Rohán, pour la troisième fois, vit une ouverture, mais se rappela aussi de ses déceptions antérieures. À peine lui dis-je quelque chose de concret, pensa-t-il, qu’à nouveau elle se ferme. Il était maintenant énervé : si cette idiote pense que je vais lui donner ce plaisir !
Comme toujours en ce cas, s’il forçait l’expression, c’était parce qu’il s’accrochait à un état de haine fictive qu’il créait lui-même pour mieux résister.

Dans cette première édition française, publiée chez Quidam en octobre 2017, le traducteur Antonio Werli nous offre de surcroît une superbe postface qui, en quelques éléments biographiques et littéraires bien choisis, donne à ces 140 pages leurs perspectives idéales, celles « des deux faces d’une même médaille : l’exploration de la psychologie profonde, la persécution, la perversion ». Ou encore : « Ici, nulle forêt vierge, nul animal sauvage, nulle contrée exotique. C’est au cœur de la grande ville où le hasard décide de si étranges rencontres que se tapit la plus implacable hostilité, au sein de l’esprit des hommes. »

Horacio Quiroga Les Persécutés / Histoire d’un amour trouble, Quidam éditeur
Charybde2 le 27/11/17
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