Réalité de l'homme volant par Benoît Reiss

Une délicieuse fable poétique, conjurant le fantastique en un enchantement villageois transitoire et essentiel.

Ce n’est pas une rumeur ; on est nombreux à l’avoir vu, on est nombreux ici à Fayolle à pouvoir le raconter. On l’a vu faire, on l’a bien vu, et de près, le petit coup de pied qu’il a donné, comme alors il a tendu les bras, les a lancés en l’air, comme il a paru plonger, c’est ce qu’on a pensé qu’il allait faire : plonger de là où il était. Ce que l’on a d’abord regardé, c’est ce qu’il y avait à l’avant, en contrebas, la falaise avec les rochers, les arbres beaucoup plus bas, on a imaginé, on ne pouvait pas s’en empêcher, on a imaginé l’endroit où il allait retomber.

Le poète Benoît Reiss a concocté ici un étrange philtre, qui surprendra et réjouira la lectrice ou le lecteur : du passage éclair, dans un petit village de moyenne montagne, d’un routard anglais au sac démesuré contenant plusieurs vies, personnage qui, au bout de quatre jours inoubliables dans le coin, s’est – on vous l’assure d’emblée, et par plusieurs témoignages dignes de foi – littéralement envolé, il a su extraire une fable poétique, authentiquement incongrue au sens peut-être de Pierre Jourde, fable qui projette son enchantement dans le gris sans désespoir d’existences villageoises ne demandant qu’à croire en la beauté, tout court – comme nous.

Avant l’envol depuis le plateau, l’Anglais a passé deux jours à Fayolle, puis un jour dans les environs, pas loin sans doute, avant de revenir le quatrième. Ce soir, dans la salle du Café de la Place, on se dit que Fayolle a été pour l’Anglais, comme une branche sur laquelle il s’est posé avant de reprendre son vol, avant de poursuivre sa migration jusqu’au lieu de sa nidification. On le dit, on ne rit pas en le disant, on est très sérieux, on pense sérieusement que l’Anglais a migré, qu’il est allé au sud pour faire son nid, un nid qui peut être une maison mais que l’on appelle sans y penser un nid tant le mot vient naturellement ; on sent aussi comme cette idée est singulière. On le dit et on voit l’Anglais, sac sur le dos, voler par-dessus la mer pour rejoindre les côtes d’Afrique. Ces images qui viennent pourraient prêter à rire mais pour ceux qui l’ont vu se lancer du plateau, s’envoler, ces images sont tout à fait réelles et même : les seules réelles.

Ce qu’en dit Hedia dans Un dernier livre avant la fin du monde est ici. Ce qu’en dit Nathalie Van Praagh dans le Journal du Centre est ici. Le blog Lire au lit établit aussi, ici, un très pertinent parallèle de tonalité et de voix avec le magnifique « Un roi sans divertissement » de Jean Giono : la manière dont une subtile narration collective, occasionnellement incarnée en quelques témoins davantage privilégiés, se met en place pour dire la manière dont « nous » côtoyâmes l’Anglais durant ces quelques jours profondément magiques rappelle en effet, bien au-delà du décor et de la dramatisation possible des échéances, le récit des saisons passées par Langlois à la traque des violences et des chimères de l’espace hanté dessiné par Jean Giono. Une fort stimulante et fort réussie tranche de poésie fantastique, ancrée sur une croyance forcenée en un certain merveilleux suspendant autant que nécessaire l’incrédulité normale et fatale des témoignages ordinaires, publiée chez Quidam en septembre 2017.

Le premier jour, on a laissé l’Anglais sur la Grand Place avec son barda défait. Parce qu’on avait des choses à faire, de menus travaux, de la cuisine, du ménage, du rangement, des choses de tous les jours, on lui a tourné le dos. En peu de temps on n’y a plus vraiment pensé, une heure à peine et on était déjà habitué à lui, à ses gesticulations, à son babil. C’est bien ce qui a été le plus extraordinaire lors de cette journée car, en effet, qu’y a-t-il de plus extraordinaire que la survenue d’un Anglais, chargé d’un sac haut comme un mur d’école municipale, sorti va savoir d’où, de la forêt, pas de route, d’un Anglais qui porte une table de salon dans son sac, qui fait des pas de danse sur la Grand Place, qui articule sans discontinuer une langue qu’on ne comprend pas, oui, qu’y a-t-il de plus extraordinaire que cela sinon le fait qu’on l’ait oublié si vite, à peine a-t-on tourné les talons qu’on n’y a plus pensé, il aurait pu être un personnage inventé, tiré d’un livre, un personnage de conte, un ogre, un minotaure, qu’on l’aurait oublié aussi vite. Mais lui était réel.

L'Anglais volant de Benoît Reiss, Quidam éditeur
Charybde2 le 23/11/17
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