Transformation urbaine, écologie et expression artistique : dans le ventre des docks d'Amsterdam

À dix minutes en bateau de la gare centrale, les anciens docks de la Société néerlandaise de la construction navale (NDSM), désormais devenus haut lieu de la création contemporaine, illustrent l'entrain avec lequel Amsterdam met le cap sur les liens entre la transformation urbaine, l'écologie et l'expression artistique. Dans l'ère d'une urbanisation rapide qui répond à la demande du marché économique, un tel lieu peut-il être pérenne?

Longtemps la plus grande société de construction navale au monde, la NDSM, avec le vaste terrain de ses docks et ses entrepôts situés au nord d'Amsterdam au bord du canal de l'Ij, a connu des heures de gloire vers le milieu du 20e siècle : on y construisait des grands cargos, des paquebots touristiques mais aussi des navires de guerre pour la marine néerlandaise. La construction s'est arrêtée en 1978, faute de nouvelles commandes, et la compagnie a fait faillite en 1984.

UNE ZONE VOUÉE À L'ABANDON?

Pas du tout! Balayés par la pluie et le vent du nord, les hangars rouillés de la NDSM ne furent pas déserts pour longtemps : des "nomades urbains", artistes et artisans underground organisés au sein de l'association Kinetisch Noord, ont progressivement pris possession des lieux avant de recevoir, à la fin des années 1990, la reconnaissance et le soutien de la ville d'Amsterdam pour aider la transformation et inciter le renouveau de cette vaste zone industrielle. Ainsi a commencé la réhabilitation de la NDSM et son adaptation pour de nouvelles fonctions : une grue au bord de l'eau transformée en hôtel, de grands conteneurs colorés en chambres d'étudiants, la cantine des ouvriers marins en café-restaurant branché, et d'anciens bâtiments administratifs désormais occupés par des sièges sociaux de plusieurs sociétés internationales, dont MTV et HEMA...

DE KUNSTSTAD, CITÉ ARTISTIQUE

Aujourd'hui, les plus impressionnants parmi les espaces de la NDSM sont les deux grands hangars en brique rouge. Sur leurs façades, le gigantesque tag "Make art not €" côtoie une représentation street art d'Anne Frank et un large panneau publicitaire Pfizer, sans doute d'une autre époque. Le plus grand marché aux puces en Europe y a lieu une fois par mois, et les hangars accueillent régulièrement de nombreux événements culturels.

L'un des bâtiments, dont la surface approche 20 000 m2, nommé De Kunststad, est occupé par plus d'une centaine d'ateliers de peintres, de photographes, d'architectes, de graphistes, de vidéastes, de designers... On peut flâner librement dans les méandres de ce vaste cabinet des curiosités, au risque de tomber face à face avec un cheval rouge grandeur nature, des lendemains d'une fête ou des monstres.

UNE CITÉ POUR QUEL PUBLIC?

Ce qui étonne, cependant, dans cet espace monumental : le silence, et des portes fermées. Si une matinée en pleine semaine peut ne pas être idéale pour les promeneurs locaux, une poignée de touristes curieux ne peut être suffisante pour donner l'impression d'un endroit dynamique, vivant. De plus, ce jour-là la plupart des ateliers étaient fermés : une coïncidence, peut-être? Quoi qu'il en soit, et sans faire des inférences hâtives, il me semble que n'importe quel lieu au 21e siècle dédié à la création contemporaine ne peut survivre sans une réelle interaction avec le public. Penser l'art aujourd'hui, c'est avant tout penser les liens avec - et entre - les individus, penser le partage des savoirs et des impressions, compléter une oeuvre avec son constituent essentiel, le regard de l'autre qui se sent regardé, mais aussi concerné, interpellé par une présence particulière, celle d'un acte créatif, créé-créant.

Si la carte blanche donnée par la ville aux artistes dans De Kunststad a permis de faire d'un espace voué à l'abandon une zone d'expérimentation urbaine et artistique, il faut oeuvrer à ouvrir les portes et à abattre les murs. D'ailleurs, la direction de l'association en est consciente. Dans l'édito de leur magazine annuel mis à disposition à l'entrée du hangar, il est écrit:

At the NDSM, one hears often a call for the artists to present themselves more - by which is meant, present themselves more at the NDSM itself. Why does this not happen? It is not for lack of public, nor for lack of space. But ten years after the opening of the Art City, the question is still, who should organize this? Who offers or builds a space and who manages it, who staffs it, programs it, promotes it, insures it, who cleans it? Who pays, and where does the money come from? Who initiates and who facilitates, who is responsable?

Sans promettre de donner une réponse à ces questions, en les posant De Kuststadt pose les fondements pour le dialogue. Car l'expérience de l'art contemporain est l'expérience de l'humain : celle qu'il fait, et celle qui est faite grâce à lui.

ET APRÈS?

Au-delà du questionnement sur l'amplification du dialogue entre les artistes-artisans et le public, l'étendue de cet espace ainsi que sa position géographique risquent-elles de lui faire défaut? Dans les environs de la NDSM poussent des grues qui, sur les terrains vagues, font élever de grandes tours en verre vers le ciel. La rentabilité horizontale et verticale de l'espace. Quel pourrait alors être l'avenir d'un lieu d'expérimentation urbaine et artistique aussi hétérogène que De Kunststad? Dans le magazine de l'association il est noté :

The Duch poet Lucebert wrote "everything of value is defenseless". The NDSM broedplaats is thriving, but is also fragile. What was once a terrain vague of seemingly endless space and unlimited freedom, is now an increasingly delimited area within a complex field of economic and property interests, and of shifting social and political commitments and expectations.
In this context Art City NDSM asks: what role can and should art and creativity play in our (urban) society? What is the artistic, historical, social and economic value of the NDSM shipyard, and the NDSM broedplaats, for the city, and further afield? What should such a place offer, to whom, and above all why? What do we value - as individuals, as a city, as a society? What do we believe worth defending?

L'évidente fragilité de ce lieu - la question n'est pas de savoir si le terrain de la NDSM pourra résister au temps qui passe, mais pendant combien de temps - ne le rend que davantage précieux, pour les acteurs du projet, qui se doivent d'être alertes et en veille permanente, en recherche d'une identité plurielle, et aussi, par extension, pour le public...

UN EXEMPLE ORLÉANAIS

Bien sûr, le projet de transformation d'un terrain industriel en terrain de jeu artistique, tel que celui de la NDSM, ainsi que l'interrogation sur sa durabilité, est loin d'être un cas isolé. De nombreuses structures artistiques et culturelles, officielles ou pas, s'emparent des lieux industriels abandonnés, d'une part pour leur potentiel "romantique" et écologique et d'autre part pour leur grandeur et les possibilités qu'elle offre.

Ainsi, à Orléans, cette tendance se poursuit avec le projet de réhabilitation d'un bloc industriel d'une surface d'environ 2500 m2, ancienne vinaigrerie Dessaux qui a fermé ses portes en 1984 laissant le lieu à l'abandon (et à la libre expression des artistes urbains). Si le projet a été évoqué à maintes reprises depuis le début des années 2000, aussi bien dans les têtes des Orléanais, des associations artistiques locales mais aussi des élus locaux, le coût des travaux s'avérait à chaque fois trop élevé - jusqu'à aujourd'hui. Ainsi, la particularité de cette future transformation, qui devrait se terminer en 2019 ou 2020, est une étroite collaboration entre la ville et les structures artistiques locales : il est envisagé que l'espace de la vinaigrerie devienne une fabrique artistique, un lieu hybride qui accueillera aussi bien des ateliers d'artistes que des espaces d'expositions et de rencontres, prévus pour le public. De même, il est prévu que ce nouvel espace soit animé par une structure artistique locale et non par la ville, ce qui devrait, espérons-le, assurer la vitalité et la fraicheur dont les petites villes de province ont tellement besoin.

Enfin, recycler des endroits voués à l'abandon, faire pousser des fleurs à la place des épines, pour y établir des espaces d'expérimentation artistique, espaces vitaux dans une vision contemporaine de la ville, telle devrait être la mission de tout aménagement urbain. Penser les villes du futur c'est aussi penser comment leurs habitants peuvent se nourrir des lieux métamorphosés en ruches artistiques, et comment ils peuvent les nourrir en retour. Un seul risque demeure : l'oubli - celui des responsables, de la nécessité vitale des espaces artistiques urbains, et celui des artistes, du caractère foncièrement dialogique de tels espaces.

Nina Rendulic

Nina Rendulic est née à Zagreb en 1985. Aujourd'hui elle habite à 100 km au sud-ouest de Paris. Elle aime les chats et la photographie argentique. Elle vient tout juste de terminer une thèse en linguistique française sur le discours direct et indirect, le monologue intérieur et la "mise en scène de la vie quotidienne" dans les rencontres amicales et les dîners en famille. Vous pouvez la retrouver sur son site : ... & je me dis