Terrain joue de l'Emprise des sons avec son numéro 68
Depuis l'avènement de la culture pop, on ne se pose plus guère de questions sur le rôle néfaste de la musique; toute la production se laissant cartographier par proximité de sentiment, de consommation ou de vécu. Mais c'est laisser de côté l'emploi qui en est fait a contrario pour les besoins de sa récupération, de l'asservissement ou de la guerre. Souvenez-vous que l'opération Tempête du Désert de 1991, s'était faite au son du Clash de Rockin the Casbah. Ca fait réfléchir. Terrain s'y est collé avec ce numéro 68 ( bonne année!) et les emplois divers qu'elle permet ou a permis.
La musique jouit en apparence de toutes les vertus. Sociologues, musicologues et neuro-scientifiques ont montré ses bienfaits pour calmer les douleurs, apaiser les âmes et les rapports sociaux. On oublie de dire que les remèdes les plus puissants sont souvent aussi les plus dangereux… Sans délaisser l’étude des good vibes, ce numéro entend donc les mettre en regard avec les mauvaises ondes, celles qui tuent ou torturent: chants qui font brûler de rage le futur homicide en Ethiopie, souffrances du heavy metal… En jeu, saisir l’efficacité de structures musicales qui méritent parfois peut-être, car elles échappent à leur auteur, le nom d’êtres sonores.
Revue universitaire, on peut se lasser quelque fois à sa lecture pour le niveau de discours pratiqué. Mais, la haute tenue du propos étant, il faut s'accrocher pour en sucer convenablement la substantifique moëlle, car les articles méritent. On picorera sans encombre les Vibrations cosmiques de Penelope Gouk - où se dévoile la conception médiévale de musica mundana et de musica humana, selon laquelle l’univers et l’homme sont construits musicalement, a connu une seconde fortune au temps des Lumières. Ce paradigme musical fut en grande partie abandonné durant le xviie siècle sous l’influence cartésienne. Cependant, les idées développées par certains penseurs de la philosophie naturelle britannique montrent que plusieurs aspects de la tradition de l’harmonia mundi ont été absorbés, en particulier la théorie selon laquelle l’univers est rempli d’un éther ou d’un esprit vibratoire qui sert de connexion entre le corps et l’âme.
On pourra s'attarder sur Les hallucinations musicales dans la médecine et la culture au XIXe siècle de James Kennaway qui traitent de comment l’historiographie s’est intéressée jusqu’ici aux hallucinations musicales en lien avec les débuts de la médecine moderne, si bien que le XIXe siècle a été considéré comme une période charnière marquant une rupture : les conceptions mystiques auraient été supplantées par une approche scientifique attribuant aux hallucinations le statut de symptômes. Mais la réalité est plus complexe, et cet article montre de quelle façon les différents discours – religieux, semi-scientifiques, romantiques et médicaux – ont permis le maintien de conceptions ambiguës et positives du phénomène.
On ne manquera pas Alice Aterianus-Owanga et son Jesus is my Nr.1 qui traite de sorcellerie, charisme et exorcisme dans le rap au Gabon en ces termes : Au Gabon, dans le monde du hip-hop comme dans le reste de la société, la sorcellerie est omniprésente. En témoigne l’histoire de Jordy, rappeur converti au pentecôtisme et au rap gospel, qui a reconfiguré son rapport à la musique hip-hop en même temps qu’il s’est délivré de la persécution sorcière. Son parcours éclaire les pouvoirs ambivalents conférés au rap dans ce contexte : tantôt maléfique, tantôt désenvoûteur.
On réfléchira aux propos tenus lors de l'entretien d'Armes sonores et musiques d’ambiance (Tuer, punir, manipuler et discipliner les foules par les sons) de Juliette Volcler et Victor A. Stoichita qui envisage que depuis la Seconde Guerre mondiale, les recherches se succèdent en Europe et en Amérique du Nord pour exploiter les ondes acoustiques à des fins offensives. Dans cet arsenal « non-létal », la musique est convoquée comme un moyen efficace d’atteindre l’intimité psychique des personnes ciblées. Cet imaginaire menaçant est en lien étroit avec la psychologie comportementale, et avec le champ d’étude plus large de la manipulation sonore qui émerge à partir des années 1930 autour du théâtre, du cinéma et de la musique d’ambiance.
Avec les Connexions vibratoires tibétaines, on comprendra mieux les effets du son sur les êtres vivants et l’environnement; car, au Tibet, les sons peuvent guérir, rendre malade, protéger, défier, apaiser, polluer, purifier, séduire ou même libérer des attachements mondains. Les sons de l’environnement naturel se mêlent aux musiques et aux psalmodies des humains au sein de paysages sonores intimement interconnectés. Alors que les aspects spirituels et les pouvoirs guérisseurs des musiques rituelles bouddhiques ont souvent été décrits, le kaléidoscope des sons naturels et humains exécutés des siècles durant semble quant à lui moins connu. Ce portfolio explore l’histoire et les effets de certains de ces paysages sonores sacrés.
Et enfin, avec le supplément en ligne (excellent bonus de la revue) , on verra comment Diaboli in mûsîqî, sur l'ambivalence des pratiques curatives et dévotionnelles musulmanes de Jean During, montre comment, du croisement des données de terrain (enquêtes réalisées au Baloutchistan) et des références aux sources littéraires classiques de l’islam (soufisme et théologie), se dégage une problématique articulée en trois volets : l’évaluation et les réserves, exprimées par les acteurs eux-mêmes, quant aux pratiques de transe curative (le’b) et au rôle qu’y tient la musique ; l’évaluation, la valorisation ou les objections des soufis et des théologiens concernant les transports extatiques durant les rites de samâ’ et de dhikr ; l’intrication des champs curatif et dévotionnel où l’usage de la musique présente des dangers, car d’un point de vue substantialiste, certains sons possèderaient un pouvoir intrinsèque.
Si après cette lecture copieuse vous croyez encore que la musique est juste un passe-temps qui cartographie vos sensations et vos humeurs, vous serez un peu à désespérer. Mais, rien ne dit que ce sera le cas. Sinon, vous ne nous liriez pas - et Terrain non plus … Et l'avantage des revues papier, c'est qu'on peut toujours (et encore) commencer, s'arrêter, reprendre et après un temps de réflexion, s'y recoller avec une autre angle de vue. Vous verrez, ça permet d'éviter FB - et ça, c'est incommensurable. Bonne lecture !
Jean-Pierre Simard le 20/11/17
Revue Terrain N° 68 - l'Emprise des sons
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