Serge Quadruppani danse avec les loups solitaires
Un thriller enlevé d’espionnage contemporain qui oscille joliment entre le rire et les larmes
Bardonecchia, dernière gare piémontaise avant la frontière française. L’exceptionnel redoux qui depuis une semaine a effacé la neige des rues et dépeuplé les hôtels à skieurs persiste. On est fin janvier, l’allongement des jours s’affirme et, à 8 h 10, le monde apparaît en pleine lumière, tel qu’il est quand les humains n’y sont pas. Sous le ciel froid, entre les murailles noires des pentes presque à pic, pèse la tristesse irrémédiable des lieux si hauts qu’on ne peut plus en redescendre.
La placette devant la gare est déserte. Arrivé sur le tortillard de Turin, Pierre Dhiboun s’y est retrouvé seul en quelques minutes, après la dispersion en divers véhicules de la demi-douzaine de personnes descendues du même convoi. Très mince, très grand, en jean, T-shirt noir et blouson de cuir, d’une sveltesse soulignée par sa pose : jambes légèrement écartées, doigts de la main droite retenant les lanières qui lui scient le trapèze, Dhiboun maintient contre son dos un sac de sport chic et cher. Il consulte sa montre puis examine les lieux, la chaussée déserte, les volets clos des édifices qui la bordent, l’abribus couvert de faire-part de décès. Son regard s’arrête sur un bâtiment à un étage, dont les murs extérieurs plaqués de bardeaux vernis s’ornent de marmites anciennes suspendues à des chaînes, ripolinées de noir et remplies de fleurs fades. « Taverna della Stazione », annonce l’enseigne. En avançant, Dhiboun scrute l’étroite vitrine derrière laquelle il ne peut voir un sexagénaire grisonnant qui, tout en saisissant un cappuccino posé à côté de lui, a levé les yeux de l’écran d’un ordinateur portable et maintenant le regarde venir.
C’est à la frontière italienne, dans ce val de Suse qui lui est cher et familier, depuis que la lutte contre le TGV y fait rage, que Serge Quadruppani démarre son nouveau roman, infidélité à sa commissaire Simona Tavianello, héroïne des trois précédents, « Saturne » en 2010, « La disparition soudaine des ouvrières » en 2011, et « Madame Courage » en 2012, dont ce « Loups solitaires » utilise toutefois un certain nombre de thèmes et de décors (persistance de l’héritage des réseaux Gladio du premier, luttes écologiques du deuxième, et magouilles entre services secrets et islamistes du troisième), en les intégrant fort joliment dans une France de l’après-Charlie et de l’après-Bataclan.
Entre un capitaine des forces spéciales infiltré ou converti, une femme général dirigeant la DGSE, un romancier italien désabusé, une éthologue spécialiste des comportements et des routines humaines, un ex-mercenaire cynique et bien décidé à exploiter la mythologie du grand remplacement, un chirurgien reconverti dans l’élevage de poules de luxe, un authentique loup ayant quitté ses Alpes natales pour le Limousin, quelques djihadistes et quelques blaireaux, Serge Quadruppani tisse une riche toile dans laquelle le sérieux mortel des enjeux contemporains et la farce écologique et sensuelle sont inextricablement mêlés, pour notre plus grand plaisir de lectrice ou de lecteur.
Christian Meynandier ne l’écoute manifestement pas. Son regard s’est égaré dans la salle. Les autres tables sont occupées exclusivement par des membres de cette partie de la classe moyenne britannique fervente adepte de la libre entreprise et convaincue par le Financial Times que le Limousin est, après le Périgord déjà conquis, la nouvelle terre de toutes les promesses immobilières. Acheter, retaper, revendre, créer des B&B pour ceux qui viennent acheter et revendre, et des B&B pour ceux qui veulent créer des B&B et à quel moment revendre avant que n’éclate la bulle des B&B, tels sont les principaux sujets de conversation.
Mais voilà que la prunelle gris-bleu de Meynandier s’immobilise puis se contracte, captée par une flamme rousse à la table voisine : la chevelure d’une femme assise avec trois hommes, et qui rit tandis qu’ils tirent la gueule.
Si les clins d’œil semblent abonder par moments au DOA de « Citoyens clandestins » (une scène savoureuse à propos de blaireaux en étant la manifestation sans doute la plus spectaculaire), voire au Jérôme Leroy de « L’ange gardien », lorsqu’il est question, en ondes subliminales, d’État profond, c’est avant tout dans son propre registre, expériences vécues et imaginées, observations de terrain dans le Limousin de l’affaire de Tarnac, celle si lucidement racontée par David Dufresne dans son « Tarnac, magasin général » de 2012 (affaire que l’auteur connaît de fond en comble), et dans sa maîtrise conceptuelle de « La politique de la peur », écrite en 2011, vingt-deux ans après son propre « L’anti-terrorisme en France », ou encore dans une habile extrapolation de la « Théorie du drone » de Grégoire Chamayou, que Serge Quadruppani a su extraire pour les distiller savamment les ingrédients de son cocktail géopolitique et écologique, qui réussit la prouesse d’associer étroitement le rire et les larmes, au rythme inquiétant du thriller, pour nous offrir un grand roman de terrible actualité, publié chez Métailié en octobre 2017.
Un quadragénaire mince en costume bleu sombre et cravate assortie tapote du bout de son Montblanc la bouteille d’eau inentamée posée devant lui. Ce léger bruit suffit à faire tourner les visages vers lui.
– S’il vous plaît, je vous serai reconnaissant de ne pas nous infliger de passes d’armes entre services. Le temps presse. Le ministre attend mon rapport dans une demi-heure, ajoute-t-il après un coup d’œil ostensible à sa montre sarkozyste. Alors, en deux mots, il est où, Dhiboun, vous avez une idée ? Quelqu’un a une trace de lui quelque part ? Oui ? dit le quadra en voyant à sa droite un quinqua en costume bleu turquin et cravate assortie lever son Montblanc à lui, la Direction du renseignement militaire a quelque chose ?
– Oui, acquiesce l’intervenant. Monsieur le conseiller, je me dois d’abord de m’inscrire en faux contre l’impression que nous pouvons vous donner. La circulation des informations entre services fonctionne. Bien qu’elle n’ait pas jugé bon de nous en faire part, nous étions au courant des difficultés de la DGSI, nous savions qu’elle n’avait trouvé aucune image de Dhiboun sur les enregistrements vidéo des caméras de la SNCF, non seulement à Modane mais ensuite dans toutes les gares françaises, puisque nos collègues ont étendu leurs investigations jusque-là…
Le conseiller soupire. Le représentant de la Direction générale de la sécurité intérieure fixe l’homme de la Direction du renseignement militaire avec des sentiments faciles à deviner, car sa mâchoire est serrée, son sourcil froncé, son front empourpré. Mais le militaire continue, imperturbable.
– Dans le cadre de la coopération entre services, il nous a donc semblé judicieux de demander de l’aide à nos principaux alliés dans la guerre contre le terrorisme. Nous nous sommes tournés vers la NSA.
Nous aurons par ailleurs le grand plaisir d’accueillir Serge Quadruppani à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le mercredi 25 octobre à partir de 19 h 30 pour une rencontre autour de ce « Loups solitaires ».
Loup solitaires de Serge Quadruppani, éditions Métailié
Charybde2 le 25/10/17
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