Slocombe démonte le temps béni des collabos de Vichy
Un policier français « ordinaire » sous l’Occupation allemande. Noir, glaçant, et d’une machiavélique légèreté.
C’est à partir d’un personnage historique bien réel, découvert dans les archives de la préfecture de police, l’inspecteur principal adjoint Louis Sadosky, policier français des renseignements généraux, en charge du « Rayon Juif » en 1941, à quarante-deux ans, que Romain Slocombe a orchestré minutieusement cette plongée fictionnelle dans les méandres des guerres policières et des traques immondes dans le Paris de l’Occupation allemande.
À travers les agissements de ce flic d’origine polonaise et alsacienne, libidineux, servile et profondément antisémite (chez qui l’on trouvera sans doute certains échos de l’inspecteur Pujol incarné par Jean-Pierre Darroussin dans le film « L’armée du crime » de Robert Guédiguian, en 2009), c’est à une redoutable enquête sur la haine et la veulerie « ordinaires », satisfaites d’elles-mêmes en toute bonne conscience, que nous convie l’auteur, exploitant une documentation impressionnante (détaillée en fin d’ouvrage), sur fond de guerres des polices et des bureaucraties, françaises comme allemandes, alors que le camp de transit de Drancy monte en puissance, et que commence à se préparer la grande rafle du Vélodrome d’Hiver (16-17 juillet 1942).
Sur le petit rectangle de carton blanc de la sonnette est inscrit un nom étranger, youdi probablement : Odwak. La mère et la fille. Elles ont emménagé au début du mois dernier. La première donne des leçons de musique, l’autre va au lycée sur la rive gauche. Sadorski les a croisées quelquefois dans l’entrée et, un jour, a vu de loin la petite seule sur le pont Marie, avec son cartable. Quand c’est Mme Odwak au piano, cela va encore, parce qu’elle joue bien et souvent de jolies mélodies. En revanche, les gammes pataudes de ses élèves tapent sur les nerfs de l’inspecteur, de sa femme et sans doute de tous les voisins. Avant, le bruit de la circulation automobile couvrait celui des exercices. Maintenant on subit vingt fois au moins, dans la même rue, le même passage de la méthode Dalcroze répété maladroitement. À croire que tous les enfants de la capitale apprennent le piano ! Mais, ce matin, pas un bruit dans l’appartement des Odwak. Pas de radio non plus, ce qui est préférable pour elles (les postes récepteurs de TSF sont interdits aux Juifs par l’ordonnance allemande du 13 août 1941). Sadorski renifle. Pas d’odeurs de petit déjeuner, l’appartement semble vide. Il jette son mégot exprès sur le paillasson, quitte l’immeuble sans jeter un coup d’œil dans les boîtes à lettres.
Dans ce roman publié en 2016 chez Robert Laffont, l’auteur de la remarquable trilogie « L’océan de la stérilité » (dont il faudrait vraiment que je trouve le temps de vous parler un jour) réussit mine de rien plusieurs tours de force. Tout d’abord, il donne à voir magistralement, et sans s’exposer au risque de conférence, l’extraordinaire chevauchement des différents services policiers et les voies tortueuses des bureaucraties mises en concurrence (comme le montrait avec brio, à propos d’un autre terrible sujet, l’historien Christian Ingrao dans « Croire et détruire » et dans « La promesse de l’Est »). Ensuite, il montre en finesse l’interpénétration des milieux du crime et du profit, de la politique et de l’opportunisme, des grenouillages divers et des carriérismes bien sentis, assortis de leur lot de haines recuites, de vengeances pratiques et de convoitises indéniables – on pourra ici penser aussi au « Après la pluie » (1996) de Frédéric H. Fajardie, par exemple, ou bien à la saga en bande dessinée « Il était une fois en France » (2007-2012) de Fabien Nury et Sylvain Vallée. Enfin, en construisant la psychologie à la fois simple et potentiellement monstrueuse de son policier, mêlant le talent d’enquêteur à la lâcheté confortable, la haine instinctive des Juifs à la convoitise sexuelle débridée, le machiavélisme à la veulerie, Romain Slocombe nous offre un personnage d’une noirceur ordinaire particulièrement glaçante, l’un de ces miroirs déformants et brutaux qui rendent la littérature justement inquiétante.
En même temps qu’il tourne les pages, l’inspecteur pense aux sœurs Metzger, Yolande et Marguerite… Quel âge ont-elles, d’après leur fiche ? Vingt et un pour l’une, même pas dix-sept pour l’autre. Et ça se colle contre les Chleuhs, dans les corridors, les cages d’escalier, sous le porche d’entrée avenue Kléber chez les rupins… Ça baise franchement, même, la jupe ou la robe retroussée, jambes écartées, dans les coins d’ombre ; et sans doute aux W.C. des cafés autour de l’Étoile, de l’Opéra. Avant de rentrer chez soi, saluer gentiment papa et maman. Le foutre pas encore sec qui dégouline dans l’entrejambe. Du foutre boche. Sadorski sourit en songeant aux deux putains ; sa verge est tendue, sous le plateau du bureau. Il jette un coup d’œil à la photo d’Yvette qui lui sourit depuis son cadre.
L’affaire Léon Sadorski de Romain Slocombe, éditions Robert Laffont
Charybde2 le 14/10/17
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