Ouvrir la voix : le docu qui donne la parole aux femmes noires

Sorti dans une poignée de salles et réalisé sur un financement participatif, le film "Ouvrir la voix", est une vraie révélation. Réalisé par l'afroféministe Amandine Gay, il révèle le quotidien des femmes noires. Ridiculisant les clichés, il ouvre une voie nouvelle, où la parole libère et donne à entendre la réalité d'une condition spécifique, longtemps niée en France. 

C'est certain : il y aura un avant et après le film "Ouvrir la voix". Ce documentaire d'Amandine Gay, femme noire, afroféministe et pansexuelle, est une véritable claque et fait du bien. La cinéaste donne la parole à des femmes noires, issues de l'histoire coloniale européenne, en Afrique et aux Antilles, mais qui sont pourtant bien d'ici. Elles sont 24, belges ou françaises, Afrodescendantes ou Afropéennes Pendant les deux heures que dure le film, elles s'expriment sur des questions qui n'ont jamais été portées à l'écran : racisme et discrimination, bien sûr, mais aussi éducation, relations intimes, communautarisme, ou encore dépression et homosexualité, thèmes peu abordés au sein de la communauté noire. Dès les premiers témoignages, on réalise que ce que ces femmes ont à dire, on ne l'a jamais entendu auparavant, ou jamais entendu exprimé de cette façon sur un écran de cinéma. Avec tant de naturel, mais aussi d'intelligence, de sensibilité et d'humour. Ce qu'elles disent, c'est la difficulté de grandir et de vivre dans une société majoritairement blanche, surtout lorsque la société en question considère que parler de cette expérience singulière, c'est déjà verser dans le communautarisme. La réalisatrice répond à sa manière à cet argument éculé, lorsque l'une des femmes interviewées explique : "un film avec des Noirs, c'est du communautarisme. Un film avec des Blancs, ben, c'est un film". Tout simplement. 

Pourtant, ne vous y trompez pas : ce documentaire, qui réussit à être passionnant avec une grande économie de moyens, en plaçant au centre de son propos, la parole de femmes, filmées en plan serré, sans musique ni voix off, s'adresse à toutes et tous et pas seulement aux Noir(e)s. Les femmes interviewées expliquent d'ailleurs à quel point, en France, on a du mal à employer le mot et ridiculisent les circonvolutions employées par leurs interlocuteurs : "black", "renoi", "originaire de", comme si le mot en lui-même était porteur d'une forme de malédiction. Y compris dans la communauté noire elle-même, longtemps prompte à hiérarchiser la beauté des femmes, de la nuance de peau la plus claire à la plus sombre et selon que les traits du visage sont plus ou moins fins, au sens européen. C'est le grand mérite de ce documentaire, filmé et monté avec beaucoup de finesse et de brio, de nous confronter à cette parole, à la fois brute et subtile.

 

La réalisatrice de 32  ans aborde en effet frontalement le vécu des femmes noires, mais sans jamais qu'on ait le sentiment d'entendre un discours calibré, prêt à se glisser dans le moule qu'il entend dénoncer. Ces femmes sont toutes différentes, brillantes, drôles, mais réunies cependant par la conscience de vivre une condition et un racisme spécifiques. Même lorsqu'elles abordent les expériences les plus dures, il y a une forme de légèreté qui permet au spectateur de saisir intimement ce vécu, en plaçant celui-ci dans une forme de décalage par rapport à sa vision habituelle des choses. Ce qui n'empêche pas le documentaire de dénoncer le racisme et la discrimination. Notamment au travail, avec la difficulté, malgré les années d'étude, de grimper les échelons. "Si tu es noire, dit l'une d'elle, tu devras en faire deux fois plus". Sans compter l'agacement devant la sempiternelle question : "mais vous venez d'où ?"

Première question abordée d'ailleurs, le jour où ces femmes ont pris conscience de leur différence de couleur de peau. L'une d'elles le dit sans ambages, "le privilège de l'innocence de sa couleur de peau, on aimerait tous l'avoir". Sauf que cette innocence qui permet de ne pas se poser la question de sa propre couleur n'existe que pour les Blancs. Le rapport à sa propre image est d'ailleurs l'un des thèmes abordé avec bonheur par le film. Il y a cette jeune femme noire qui explique comment, plus petite, elle rêvait d'avoir les cheveux au vent. Comme les héroïnes romantiques à la Scarlett O'Hara. Le film montre les ravages produits par les images dominantes, celles des canons de la beauté blanche, norme sociale de nos sociétés, qui poussent les femmes à défriser leurs cheveux ou à utiliser les crèmes éclaircissantes. Mais il montre aussi comment ces femmes ont réussi à déjouer les préjugés pour s'assumer telles qu'elles sont. Car c'est aussi ce que nous donne à voir la réalisatrice : ce cheminement pour prendre conscience de soi, indispensable pour résister aux clichés mutilants, dans une société française qui n'offre pourtant que peu d'espace de représentation aux Noirs, et plus encore aux femmes noires. 

On rit bien sûr lorsque l'une des femmes interviewées explique qu'elle a été recrutée pour doubler des actrices noires américaines, et qui s'entend dire que si, elle a une voix de Noire, "comme la meuf qui double Whoopi Goldberg, quoi". Sauf que cette dernière double aussi Courtney Cox dans Friends, actrice on ne peut plus blanche... Il y a aussi le poids des fantasmes dans la dimension la plus intime, celle des relations sexuelles et sentimentales, découvert avec stupeur à l'adolescence. Comment ne pas souffrir, lorsqu'on réalise que le type avec qui on sort, vous considère comme une créature exotisée et hypersexualisée ? "Une panthère déchaînée, une sauvage au lit, quoi". Ou celui ou celle, qui, croyant faire un compliment, demande à toucher vos cheveux crépus. Si le film est bien un film militant, réalisé par une femme diplômée de Sciences-Po Lyon et formée à la sociologie, il est aussi et surtout un formidable moment de vérité, dont les héroïnes, ordinaires, crèvent l'écran. 

On réalise alors à quel point il a fallu à ces femmes une bonne dose d'intelligence et d'humour pour aborder avec une telle distance tous ces traumas intimes induits par des expériences communes à la plupart des femmes noires. Alors que les thèmes afroféministes commencent enfin à trouver un écho en France, même si c'est encore avec difficulté -comme l'ont montré les démêlés des organisatrices du festival Nyansapo Fest avec la mairie de Paris-, le film marque une date dans l'histoire française. Depuis quelques années, les blogs afroféministes se sont multipliés, témoignant d'une prise de conscience assumée. Amandine Gay, elle, vit aujourd'hui au Québec. Là où elle a des chances de monter d'autres projets, notamment de fiction.

Les difficultés qu'à rencontrer la réalisatrice, qui a créé sa propre société de production baptisée "Bras de fer" -tout un symbole- nous éclairent en effet sur les résistances auxquelles font encore face les femmes noires, lorsqu'elles cherchent à trouver leur propre espace d'émancipation. Comédienne, à l'origine, Amandine Gay en avait marre de jouer les prostituées, les droguées, les migrantes, elle avait d'abord proposé des scénarios de fiction "assez consensuels", mais en cherchant à introduire des personnages de femmes noires assez éloignés des clichés, notamment un personnage de sommelière noire lesbienne. "On disait que c'était trop Américain, que ces filles-là n'existent pas", explique-t-elle dans une interview à Cheek magazine. Car, et c'est le vrai scandale du film, elle aura mis quatre ans à faire aboutir son projet et, alors que celui-ci cartonne sur les réseaux sociaux, seules une poignée de salles le diffusent (8 salles en première semaine, 25 à partir du 25 octobre). Après s'être vue refuser l'aide du CNC, elle a dû financer son film via une campagne de financement participatif, qui lui a permis de recueillir 17 000 euros. Et de mesurer l'engouement pour le projet. Un projet qui va peut-être permettre à la société française de mûrir et de sortir du déni.

Véronique Valentino

Amandine Gay, Ouvrir La Voix, 122 mn, 1 h de bonus, Arte Éditions.