Kerangal envisage Marseille par la corniche Kennedy

Contemplation d’une bande d’adolescents solaires et vulnérables au sommet de la corniche.

Le maire de la ville de Marseille, le tout-puissant et populiste «Jockey», veut appliquer à la lettre la politique de «tolérance zéro» du Ministère de l’Intérieur et prouver son «efficacité politique», en débarrassant la corniche Kennedy des bandes d’adolescents des cités qui y ont établi leur base.

Sur la plate-forme de pierre devenue leur quartier général, la bande d’Eddy, Mario et les autres, vit une aventure quotidienne, grimpant et plongeant du haut des promontoires de la corniche, chutes en forme de défis d’une jeunesse désœuvrée et sans illusions.

«Les petits cons de la corniche. La bande. On ne sait les nommer autrement. Leur corps est incisif, leur âge dilaté entre treize et dix-sept, et c’est un seul et même âge, celui de la conquête : on détourne la joue du baiser maternel, on crache dans la soupe, on déserte la maison.

Nul ne sait comment cette plate-forme ingrate, nue, une paume, est devenue leur Carrefour, le point magique d’où ils rassemblent et énoncent le monde, ni comment ils l’ont trouvée, élue entre toutes et s’en sont rendus maîtres ; et nul ne sait pourquoi ils y reviennent chaque jour, y dégringolent, haletants, crasseux et assoiffés, l’exubérance de la jeunesse excédant chacun de leurs gestes, y déboulent comme si chassés de partout, refoulés, blessés, la dernière connerie trophée en travers de la gueule ; mais aussi, ça ne veut pas de nous tout ça déclament-ils en tournant sur eux-mêmes, bras tendu main ouverte de sorte qu’ils désignent la grosse ville qui turbine, la cité maritime qui brasse et prolifère, ça ne veut pas de nous, ils forcent la scène, hâbleurs et rigolards, enfin se déshabillent, soudain lents et pudiques, dressent leur camp de base, et alors ils s’arrogent l’espace.»

Dans « Corniche Kennedy » de Dominique Cabrera.

Dans une ville de Marseille qui n’est jamais nommée, «un putain de cloaque et belle à frémir», Opéra Sylvestre, commissaire et directeur de la sécurité du littoral, les observe chaque jour. Là, derrière sa lunette, on dirait qu’il canalise sa vitalité dévorante, embarrassée de son corps trop lourd et diabétique, en fixant ces «petits cons de la corniche» qu’il finit par connaître par cœur, décryptant le théâtre quotidien qu’ils jouent sur cette langue de pierre.

Ce quatrième roman publié aux éditions Verticales, adapté au cinéma en janvier 2017 par Dominique Cabrera, confirmait en 2008, avant «Naissance d’un pont» et «Réparer les vivants», la densité très particulière de l’écriture de Maylis de Kerangal, alliant précision chirurgicale et intensité poétique.

Ce plongeon au cœur de la fureur de vivre de cette bande d’adolescents et leur face à face avec un commissaire colosse aux pieds d’argile, personnage fascinant, tour à tour rusé, violent ou nostalgique, forme un roman hybride dont le charme fascinant naît aussi de la mise en majesté du lieu, la corniche Kennedy, emblématique d’une ville de Marseille solaire et indomptable, emblématique du temps suspendu de l’adolescence, de ses accélérations brusques et pics d’adrénaline, du vertige et des défis exhibitionnistes dont les bouffées envahissent cette période de l’existence.

«L’après-midi se consume, ceux du Cap sont rentrés. Des plaques rouges marquent leurs corps, symptômes des plats cuisants. Ils ont les yeux injectés de sang et les lèvres violettes, le corps sans force, le pas incertain tellement ils ont sauté, fait des bombes, tellement ils se sont projetés hors d’eux-mêmes, dans la dimension la plus affirmative et la plus concrète qui soit, tellement ils ont cherché à capter la pensée ténue d’une attraction universelle.»

Maylis de Kerangal

Maylis de Kerangal - Corniche Kennedy - éditions Verticales
Coup de cœur de Charybde7
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