Again and Again : au BAL, Stéphane Duroy retisse le monde avec ses livres

Aussi inquiet qu'attentif à l'Histoire, Stéphane Duroy de l'agence VU mixe et remixe ses propres images pour donner un sens au monde tel qu'il l'entrevoit- et mieux l'oublier - ou plutôt l'épuiser. Il ne s'agit pas d'effacer des traces, mais leur signifier, leur intimer même, de disparaître. Mais, comme chaque fait historique est destiné à  revenir tant qu'il n'a pas été dépassé, comme l'Histoire piétine, Duroy la remet sans cesse en perspective à partir de ses propres images - comme pour lui faire dire : deviens ce que tu es et barres-toi ! 

Distress

On photographie des choses pour se les chasser de l’esprit. Mes histoires sont une façon de fermer les yeux.” Franz Kafka

Quarante années d’un périple sur les traces de la vieille Europe jusqu’aux Etats-Unis… Stéphane Duroy est aujourd’hui poussé par le renouveau d'une pratique photographique emmenée à ses propres confins.

L'Europe du silence

Pour VU, il a bourlingué dans l'Europe en quête des traces de l'Histoire du XXe siècle, au prisme de deux guerres mondiales et des totalitarismesen voie d'implosion d'alors. Tout comme il a choisi de témoigner de la fin de la classe ouvrière anglaise. Enfin, son troisième axe aura été de tenter de définir l'exil, ce départ de soi qui n'arrive nulle part, au filtre du rêve américain, de Paris au Montana. De ces moments, il a vendu beaucoup d'images, mais n'en a gardé que très peu pour en faire des livres quintessents, en 2000, l'Europe du SiIence, fait 48 pages dont 23 pages; Distress en 2011 sur l'Angleterre, 48 pages avec 22 photos et Unknown en 64 pages, en 2007.

USA

De ce projet-ci Duroy affirmait à l'époque de sa sortie : L'enjeu de ce travail, après les tragédies de l Europe du xxe siècle, sera d'envisager l Amérique comme terre d accueil, réceptacle des drames de la vieille Europe, transposition optimiste de la misère, de la brutalité des guerres et révolutions. L'exil impose à l'homme américain une mutation radicale qui lui permet au prix d'un reniement de sa propre mémoire, d intégrer une nouvelle conception du monde fondée sur l'éphémère, l'abandon et le mouvement perpétuel, proche du nomadisme. Structuré par son destin d'exilé, ce peuple puisa sa force et son inventivité dans la rupture. La nostalgie devient mortifère et l'avenir trop distant pour en rêver. Il reste alors le privilège de créer l'instant et de s'adapter.

Unknown

Moment charnière et déclic du photographe qui refuse de se laisser piéger dans l'instant, Duroy va profiter d'une erreur d'impression de son imprimeur pour récupérer une centaine d'exemplaires d'Unknown et entreprendre un long processus de travail sur le livre. Collages, coupures de presse, photographies anonymes, peintures abstraites viennent nourrir l’ouvrage d’origine qu ’il ne cessera par la suite de démanteler. Entre 2009 et 2017, Stéphane Duroy a produit 28 livres originaux. Ce travail est toujours en cours. Par ce geste quotidien de destruction et de reconstruction, par l’ajout de couches de matières successives, il procède, tel un palimpseste, à un effacement de l’image. Ces livres-objets deviennent les catalyseurs de ses obsessions. Cette tentative d’épuisement du livre et de ses propres images permet à Stéphane Duroy d’aller au-delà de sa photographie, d’en casser les codes et d’explorer de nouveaux territoires d’expression.

Unknown

Again and Again se développe sur les deux niveaux au BAL, la première partie montrant le travail de reporter-photo relooké pour l'occasion au prisme de l'Histoire et via une mise en scène qui les fait jouer entre elles ; quand le niveau inférieur montre une étape en cours d'Unknown, la 28e. 

Et c'est une réflexion d'Ezra Nahmad qui en donne les clés : "Stéphane Duroy revient avec une obsession évidente, au même noyau d'images qui fonde son oeuvre, se situant ainsi aux antipodes des pratiques contemporaines, nourries par l'éclatement et la dissémination numérique. Cette clôture, à la limite de la paranoïa, est le lot des vrais artistes: ils regardent le monde à travers le leur, parce que leur univers n'est pas seulement une blessure narcissique mais une étincelle cosmique, un big bang. Cette énergie là, cette fermentation, que l'on retrouve aussi chez les grands peintres, est comme un magma incandescent, qui brûle la terre sur son passage. Il faut voir comment les dernières productions de Duroy font penser à cette métamorphose noire du vivant dans les terres volcaniques, l'abrasion puis la fertilisation. Stéphane Duroy a inventé non pas un système, mais un environnement original entre le livre et le tirage photographique, où le livre devient à la fois objet et cliché, il établit une saine confusion entre les supports, pour montrer aussi à quel point les cycles muséal et reproductif de la photographie sont épuisés … "

Distress

L'Europe du silence

On disait au début que s'affranchir de l'Histoire était impossible, mais rien n'empêche de la profiler autrement, rien n'empêche d'agir sur les traces qu'elle laisse et de la faire miroiter à l'infini. Comme pour dire, à l'inverse des images de campagne nulles de Bleu Marine qui milite pour un état du monde figé que, si le monde est mouvement, alors les images qui le représentent se doivent de l'être aussi…

Figer le monde en images, c'est vouloir l'arrêter. Toute la subtilité des images de Duroy avec Unknown est là : ces images qui représentent des moments inaboutis se doivent d'être remixées pour dire la même chose autrement. Les prolonger par d'autres moyens en les repositionnant dans l'Histoire que pour l'on comprenne enfin qu'il faut s'y inscrire et jouer avec. Créer de nouvelles situations pour y respirer librement …

Jean-Pierre Simard

USA

Again and Again de Stéphane Duroy ->9/04/17  
Le BAL  6, impasse de la Défense 75018 Paris
+ L'exposition se prolonge chez LEICA jusqu'au 8 avril, 105-109 rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris

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