2666, Bolano révélé en 12 heures d'immersion théâtrale
Le metteur en scène Julien Gosselin déclare de 2666 qu’il devrait "être pour le spectateur ce que le roman est pour le lecteur, énorme, infini, jouissif, pénible parfois" ; une "expérience totale, une traversée commune pour les acteurs et le public, dans toute sa force et sa complexité."
Revendiquant depuis son adaptation des Particules Elémentaires de Houellebecq, un théâtre à la fois polyphonique et « tripal », direct et choral, explorant avec virtuosité et gourmandise une immense palette de registres, de médiums et de sensations qui savait aller droit au cœur des spectateurs – l’énergie déployée par cette bande de comédiens à peine trentenaires et complètement polymorphes (tour à tour musiciens et performers, personnages et narrateurs) s’avérant singulièrement communicative. Ce travail a conforté Gosselin dans son goût pour les livres-mondes, qui ne se contentent pas de dire notre présent, mais qui sont aussi des « tentatives de saisir plusieurs époques, plusieurs temps ». Une description qui va comme un gant à 2666, le roman inachevé du Chilien Roberto Bolaño (1953-2003), unanimement considéré comme l’un des premiers chefs-d’œuvre littéraires du XXIe siècle. Ce monument de plus de mille pages, dont les cinq parties devaient à l’origine former autant de volumes distincts, enchevêtre les temps et les continents, les intrigues et les registres, multipliant les récits dans le récit, les digressions et les chausse-trapes. Une somme qui devrait donner lieu à un spectacle monstre de près de douze heures, dont Julien Gosselin déclare qu’il devrait « être pour le spectateur ce que le roman est pour le lecteur, énorme, infini, jouissif, pénible parfois » ; une « expérience totale, une traversée commune pour les acteurs et le public, dans toute sa force et sa complexité. »
Comment avez-vous travaillé à cette « adaptation » de 2666 ?
Julien Gosselin : L'année dernière, pendant que nous tournions les Particules..., je prenais chaque jour deux ou trois heures pour travailler dans une loge du théâtre où nous jouions – il m'est difficile de travailler plus longtemps sur une littérature aussi riche, on devient assez vite fatigué, sinon fou... Comme pour le texte de Houellebecq, j'ai procédé de manière linéaire et chronologique, progressant dans l'œuvre en coupant beaucoup, tout en essayant d'être extrêmement fidèle (je préfère ce mot de fidélité à celui de « respect » : on n'est quand même pas là pour respecter les auteurs !). Le premier travail est vraiment un travail de coupes, au cours duquel j'essaie de garder ce qui m'intéresse le plus, c'est-à-dire principalement ce qui fait avancer la machine fictionnelle, ce qui est sublime poétiquement – certaines descriptions de paysages, par exemple : quand cela crée une émotion chez moi, même si ça n'est pas forcément « utile » à la machine fictionnelle, j'essaie de le garder – et les dialogues– j'évite au maximum de « dialoguiser », c'est-à-dire de créer de fausses situations.
Une fois que j'ai fait ça, et réduit le texte de moitié, environ, eh bien je recommence... La difficulté avec 2666 a tenu à la taille de l'œuvre (le livre compte près de 1 400 pages) et à sa nature, avec ces cinq parties quasi autonomes, écrite de manières très différentes, et qui racontent des choses très différentes.
Qu'advient-il quand ce travail de découpage se confronte au plateau ? Quel est, dans ce processus, la part de l'improvisation ?
Julien Gosselin : Il y a dans 2666 une cinquantaine de rôles, sans doute davantage. Chaque acteur est distribué sur un ou deux « gros » rôles – et sur les premières périodes de répétition, on commence à essayer des choses et à distribuer de plus petits rôles. L'une des qualités liées au fait de travailler depuis longtemps avec les mêmes acteurs est d'ailleurs qu'il n'y a aucune tension liée à la distribution. Chacun essaie de faire au mieux pour la construction du spectacle, et chacun sait, mine de rien, à quel endroit il peut être intéressant. Quant à ce mot d'« improvisation », il n'est pas juste, parce que vraiment, je ne peux pas dire que je fais improviser les acteurs. D'autant que je travaille tout en même temps : l'espace, la lumière, la musique, le son, la vidéo et le jeu. La situation se crée par l'adjonction de tous ces éléments. Déterminer le placement de l'acteur, la bonne lumière, la présence éventuelle de la vidéo prend du temps. Mais une fois qu'on a trouvé l'« atmosphère » globale de la scène, généralement, on a trouvé la scène. Car un acteur intelligent peut absolument sentir comment il est porté par tel type de musique ou de lumière, comment la scénographie laisse passer quelque chose en lui, et quelle zone de jeu il doit adopter. Le travail se fait alors presque automatiquement, extrêmement facilement. S'il n'y a pas de réels moments d'improvisation, en revanche l'adaptation est tout le temps en cours. Et surtout, tout se fait au plateau. Je n'ai aucune capacité de travail en dehors du plateau, je ne travaille jamais sur maquette, par exemple, et je me méfie des bonnes idées de metteur en scène que je peux avoir dans mon lit. Généralement, donc, quand je démarre une partie, je ne sais pas comment elle va finir, je ne peux imaginer l'image de fin, parce que celle-ci est en permanence transformée par ce qui se passe à l'intérieur de la partie. J'ai vraiment envie que toutes les armes du plateau, y compris les acteurs, vivent ensemble. Il faut arriver à trouver la chose la plus organique possible à l'intérieur de la construction du récit et de l'énergie du plateau. Si on n'y arrive pas, ça devient tout de suite du « vieux théâtre», un théâtre figé.
Vous ne montez que des auteurs d'aujourd'hui. Est-ce pour vous quelque chose de naturel ?
Julien Gosselin : C'était quelque chose de naturel, et puis c'est devenu, en voyant la situation du théâtre actuel, une sorte d'impératif.
C'est d'ailleurs pour moi un plaisir inimaginable que d'être associé au TNS et à Stanislas Nordey, d'avoir trouvé une sorte de partenaire dans cette volonté de monter du théâtre d'aujourd'hui. Je ne dis pas qu'il ne faut pas monter Hamlet 250 fois par an (c'est tellement gigantesque), je ne dis pas non plus que je ne monterai jamais de pièce du répertoire. En revanche, je trouve qu'il y a une nécessité absolue, totale, de monter les
auteurs contemporains, pour deux raisons vraiment fondamentales. La première, c'est que je pense qu'il est faux de penser que Molière ou Shakespeare puissent réellement nous parler du monde contemporain. Seul un Houellebecq est capable de nous parler ainsi des conséquences de mai 68, de la solitude sexuelle dans le monde contemporain, de ces thématiques qui sont bien loin d'être mineures ! Je peux comprendre qu'on monte Feydeau ou Labiche parce que c'est rigolo, brillant. Mais quand j'entends dire que c'est pour parler du bourgeois contemporain, ou même du trader, je me demande si les gens qui écrivent ça y croient eux-mêmes...
La deuxième raison qui me fait défendre le théâtre contemporain, c'est que je trouve extrêmement nécessaire que le théâtre – notamment subventionné – soit l'un des seuls arts qui parvienne encore à se soustraire à la machine de l'économie libérale et mondialisée. En même temps, je suis épaté de voir à quel point cette machine mondialisée produit des œuvres aussi naturellement contemporaines. Dans la musique, les arts visuels ou le cinéma, la question de la contemporanéité ne se pose même pas, c'est une évidence. Je suis étonné que le théâtre – qui justement, parce qu'il ne se soumet pas à cette machine libérale, devrait être un art de combat – soit un combat par le patrimoine. Alors qu'en fait, cet art de combat devrait être l'art le plus contemporain qui soit.
2666 mis en scène par Julien Gosselin d’après Roberto Bolano
Odéon-Théâtre de l’Europe - Atelier Berthier -> 16/10/16
Adresse : 1 rue André Suarès – 75017 Paris - M° : Porte de Clichy, plus d'infos ici
Bolaño & Co, la littérature comme ogre Rencontre avec Véronique Ovaldé, romancière.
En écho avec le spectacle, nous feuilletterons l’œuvre de l’auteur chilien Roberto Bolaño.
Mardi 27 septembre à 18h00