Vingt ans dans la sainteté. La Légende de Philippe Vasset
Vingt ans dans la sainteté. Trop tard pour changer de branche. Et puis, quoi d’autre ? Sans froc, ma vie est une portée sans clef.
Je survis en jouant les guides place Saint-Pierre, aux portes de ce Vatican où s’est jouée mon existence. Il y a là une vingtaine d’individus qui, comme moi, essaient d’intéresser les touristes. Certains ciblent les retraités, d’autres les familles ou les jeunes couples. Ma spécialité à moi, ce sont les congrégations étrangères : religieuses vietnamiennes, séminaristes congolais, vieux pères du Québec. Je n’ai plus l’habit, mais j’ai encore les codes : je sais distinguer les dominicaines des clarisses, les maristes des frères de l’Assomption. Je commence par invoquer leur saint patron, pour les mettre en confiance. Puis je propose un circuit « réservé aux ecclésiastiques ». La petite croix métallique que j’arbore au revers de mon veston emporte généralement le morceau : ce badge me désigne en effet comme prêtre, même si j’ai officiellement cessé de l’être. Vivant loin de Rome, mes clients ne peuvent rien connaître de mon indignité.
Dès ses premières lignes, le nouveau roman de Philippe Vasset (chez Fayard, en septembre 2016) annonce ses couleurs, le noir et le blanc des uniformes catholiques romains (les rouges et les violets chamarrés qui marquent les grades supérieurs de la hiérarchie apparaîtront en temps et en heure) parmi lesquels il nous offre un exceptionnel déplacement vers les gris, explorant la manière dont une psychogéographie (dont il a nourri en expert discret certains de ses ouvrages précédents, tout particulièrement « Un livre blanc » en 2007 et « La conjuration » en 2013) se crée non seulement à partir de terrains et d’espaces concrets, physiques, qu’il s’est toujours agi d’arpenter – mais aussi et peut-être surtout, in fine, d’espaces imaginaires et symboliques qui secrètent leur propre dérive.
En 230 pages, Philippe Vasset nous propose d’accompagner son singulier ex-ecclésiastique, chasseur de saints (bien différent toutefois de celui imaginé par l’Argentin Rodrigo Fresan dans son « Vies de saints ») né de la résidence de l’auteur à la Villa Medici de Rome en 2014-2015, défricheur audacieux et redécouvreur de vérités enfouies qui ne peut se satisfaire de la besogne précautionneuse qu’est devenue la validation canonique (dont Perrine Le Querrec nous offrait, aux détours de sa langue singulière, quelques effluves dans son magnifique « L’apparition »), qui rêve de rendre un clinquant conquérant et marketé (le savoir-faire accumulé par le protagoniste de « La conjuration » pointe ici discrètement sous la soutane vaticane) aux armes militantes et marchandes que devraient être, justement, pour lui, les vies des saints. Quelle « Légende » alors construire, qui rajeunirait et rendrait à nouveau opératoire le prestigieux et efficace modèle que fut, en son temps lointain (1261-1266), la « Légende dorée » de Jacques de Voragine ?
Les alternatives ne sont, de toute façon, pas légion : toute reconversion m’est interdite. Du petit monde de la sainteté, j’ai été définitivement exclu, chassé de ce village enchanté, de cette principauté de trieurs de miracles, d’inspecteurs de légendes et d’embaumeurs de cadavres. Et impossible de « valoriser mon expérience, comme disent les conseillers en recrutement. Parvenus à l’âge de la retraite, la plupart de mes collègues se font consultants pour diocèses en mal de saints. Le droit canon est en effet formel : seuls les fidèles ont le pouvoir de choisir les élus. La popularité est la première condition de la sainteté. Le rôle de la hiérarchie catholique ne consiste qu’à vérifier si les propositions des paroisses sont suffisamment étayées.
Après une vie à contrôler les candidatures, les fonctionnaires de la Congrégation passent de l’autre côté de la barrière, montant des dossiers contre rémunération. C’est d’autant plus facile qu’ils connaissent les codes, les usages, et surtout les guichetiers. Les évêchés lointains, sans relations au sein de la Curie, les missionnent pour faire triompher leurs champions.
Une telle quête dépend plus qu’il ne semble d’abord des guides choisis pour la route, et la lectrice ou le lecteur découvriront le moment venu le cheminement et la nature de la disgrâce et de l’ignominie ayant frappé le narrateur, annoncées dès les toutes premières lignes par Philippe Vasset. Le rôle joué dans cette aventure spirituelle en terre vaticane par une championne de l’effraction et de l’immixtion, digne héritière des talents développés par les héros de « La conjuration », et par l’Abbé Boullan, prêtre du XIXe siècle tourné sataniste, et admiré de J.K. Huysmans, prendra peu à peu tout son relief, rythmé par les somptueuses échappées que forment six vies de saints qui auraient pu l’être, avec un peu de chance, de volonté ou d’audace, donnant à voir peut-être le rêve secret du narrateur : Azyle, vandale et martyr, Pie, pécheur, Darie, recluse, Urbain, bâtisseur, Gen, ange, Otto, évêque, esquissent la géométrie étonnante d’une sainteté post-moderne, brutale et ambiguë, monastique et charnelle, tentant chacun à leur manière de faire de l’art une religion séculière, et de la résistance à l’écrasement une vocation.
Le voyage dura sept ans. Sept années sans peau ni place, sept années de nimbes et de lumières, sept années sur des courants ascendants. Jusqu’à la chute, brutale : Jacqueline se découvrit un cancer et mourut en quelques semaines. Du jour au lendemain, Bryer disparut. Ne resta que Gen, c’est-à-dire un reflet, une pièce orpheline. Plus d’éclats, ni d’envols : cadavre vivant, Gen est maintenant confiné en lui-même, sans espoir d’évasion. Même le suicide lui est refusé : n’est-il pas déjà mort ?
Face à une vocation, on est seul, sans secours. Comment être à la hauteur de ce qui appelle ? Que faire ? Quel chemin ? Entendre, dans le vacarme du monde, la singularité de son désir, c’est quitter l’univers des martingales et des recettes, c’est comprendre qu’il n’y a d’élan que vers l’inconnu.
La Légende de Philippe Vasset, éditions Fayard
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