Une semaine enchantée avec James Crumley, le Gringo Magnifique, par Yannick Bourg
Hallucination dans le hall de réception de l'hôtel Concorde St-Lazare
(Dimanche 30 octobre)
Une baleine rose et bleue est sortie de l'ascenseur. Les pans de sa chemise de jean délavé flottaient dans son sillage. Elle semblait léviter. Ses yeux transparents se vitrifiaient derrière les verres de lunettes. Dans la nuit une explosion de pétard avait dressé les cheveux blancs sur sa tête. La baleine nous a plus sentis que vus. On s'est embrassés et on a pris la route.
Dans la voiture qui la conduisait à l'aéroport d'Orly-sud, la baleine nous a dit: «Alors les gars, c'est comme ça que vous traitez les Américains à Paris, hein?» avant d'ajouter: «Paris is so muuuch fun!»
(Lundi 24 octobre)
Portrait anthropométrique
Six jours plus tôt, au saut du lit, je suis allé chercher mes entrailles au bout de mes orteils. Le glou-glou dans mes boyaux contraste avec la douceur automnale et le bruit muet des chutes de feuilles. Dans la rame du métro, un joueur d'accordéon me fait chavirer le cœur. Le record de l'heure des palpitations cardiaques est battu. Je vais à la rencontre d'un de mes Américains préférés. Un écrivain. Un dur. Un vrai. Un tatoué.
La légende dit qu'il est capable, pour le meilleur, d'entrer dans un bar de Saint-Malo lors d'un festival du livre et de lancer à la cantonade: «Homard pour tout le monde!»; et, pour le pire, de se livrer à des excès dévastateurs. On doit passer la semaine ensemble.
«C'est toi qui sera mon ange...» me dit-il en me serrant la main; moi, je me suis présenté comme son ombre.
Mais mon ombre ne fait pas le poids, même si sa taille ne m'impressionne pas. Je m'attendais à un géant. J'avais lu dans une préface qu'il faisait deux mètres. Quelle erreur de toise. L'homme culmine à un mètre soixante-quinze à tout casser. Voyez sur quoi reposent les légendes chaussées de bottes mexicaines. Seulement, ce mètre soixante-quinze pèse cent trente kilos; et ces mots là sont pesés aussi. Le ceinturon du jean a des difficultés à contenir une panse d'ogre. Sous la veste de cuir noir, le col de la chemise est dégrafé et une mousse blanche fait des vaguelettes sur un torse de déménageur. Ses jambes ont l'air d'avoir parfois du mal à le porter et de le faire souffrir. L'homme fait des petits pas. L'attraction terrestre et sa corpulence le tirent vers le bas. Assis, il est impressionnant. Le dos droit, les mains posées sur ses cuisses très épaisses, les pieds chevillés au sol, c'est un lutteur de foire.
La peau de son visage est légèrement hâlée. La barbe, que je lui connaissais sur plusieurs photos, a disparu, mais la moustache poivre et sel mange la lèvre supérieure, surplombée par un nez maousse. Sa lèvre inférieure dessine une mince ligne presque imperceptible. Une cicatrice blanche part du bord du sourcil gauche et traverse une ride. Quand il sourit, ses yeux verts, logés dans une fente, éclairent un visage de bouddha. Le front dégarni, les tempes grises, ses cheveux sont coupés courts et épais. Pas des mains d'étrangleur, mais de base-balleur et de footballeur américain. Son auriculaire gauche porte une alliance indienne, sertie d'or et d'émeraude. Une fois, il est remonté en quatrième vitesse dans sa chambre parce qu'il l'avait oubliée. Son alliance a été spécialement confectionnée pour son mariage. Le cinquième.
Des pauses et des soupirs
«J'ai dormi toute la journée, alors aujourd'hui je suis OK» fait l'homme à la photographe. Martine Simon, une petite dame menue et attentionnée, guide les poses. Dans un ascétique salon blanc de Gallimard, il s'assied, retire ses lunettes, se frotte les yeux puis allume une cigarette. A chaque changement de pose, il tire une bouffée. Sinon il reste
stoïque. De brefs jappements de rire jaillissent régulièrement de sa gorge. Un rire de gosse ou de vieux singe. A plusieurs reprises il se passe les mains sur le visage. Il a du mal à chasser la fatigue de ses traits. Par une fenêtre ouverte, son regard se perd au loin. Les yeux mi-clos, les mains jointes, il a l'air de prier le dieu des abonnés absents.
- Vous avez mal au dos?
- Ooh, j'ai mal partout. Je me sens vieux.
Il y a une dizaine de jours, le 12 octobre 1994, James Crumley fêtait son cinquante cinquième anniversaire. A 15H30, la séance de photos vient de donner le coup d'envoi officiel de la tournée promotionnelle de son dernier livre, Le canard siffleur mexicain.
Sexe
A 16H, dans une pièce encombrée de dossiers de presse, Crumley cite les noms de Joe Ely, Bob Seger, Warren Zevon, Flaco Jimenez, ou de Bach, au journaliste de New Look. «Je n'écoute pas beaucoup de musique en travaillant. Ca me rend dingue.» Dans ses livres, la musique surgit au détour d'une page. Le premier et délirant chapitre du Canard s'ouvre sur le massacre d'un juke-box, pour une histoire de chanteur de country et western retiré de la programmation.
Lorsque Crumley regarde attentivement les photos du prochain numéro du magazine de charme, il retrousse les manches de sa chemise. Prêt à commenter. Oliver Stone était l'invité du numéro précédent. Les blondes et les brunes californiennes se suivent et se ressemblent. Ce genre de fille, style Venice Beach, qui «semble briller» comme le lui a fait remarquer un de ses amis, ne paraît pas lui faire beaucoup d'effets. Il s'attarde sur
une image: «Cette fille a pas l'air d'avoir de poils pubiens...»
Crumley aime les femmes. Dans la vie, comme dans ses livres où elles ne passent pas au second plan. Et il n'hésite pas à raconter ses aventures. Mais les confidences qui comptent ne sont pas pour aujourd'hui. La première fille, plus mature que lui, il ne l'a jamais oubliée; la partie de baise dans un ascenseur ou à l'arrière d'une jeep non plus, mais du bordel texan il ne se souvient que des six Mexicaines. Sur un autre cliché, deux filles, à poils celles-là, s'embrassent. Dix ans auparavant, en pleine crise conjugale, il a laissé passer l'occasion de baiser deux filles en même temps. Il n'explique pas pourquoi.
- Que regardez-vous en premier chez une femme?
Crumley allume un deuxième clope et prend son temps avant de répondre.
- Le visage, la façon de rire, de manger... Une femme n'a pas besoin d'être belle pour m'intéresser. Voir et ressentir la femme telle qu'elle se voit, elle, voilà ce qui m'attire. J'ai eu beaucoup de plaisir avec les femmes. Et j'en ai encore, dit-il en souriant.
On lit la gourmandise dans ce sourire. Sa voix est devenue plus rauque, il se gratte la joue. A la fin, ravi, Crumley demande au journaliste de lui envoyer une copie du magazine et il lui donne l'adresse de sa boîte postale: «Je vais l'écrire sur le cul de cette fille», murmure-t-il avant de l'écrire sur une autre feuille.
Dans un bar très select à deux pas de la maison Gallimard
La nuit est là. Crumley jette un coup d’œil à la jeune femme rousse qui s'assied à la table voisine. Ses grandes bottes lacées jusqu'au genou attirent les regards. Elle ressemble à une Fanny Ardant S.M.. Crumley l'a nvue arriver de loin. Quelquefois, il parle en regardant à côté, agacé par un bruit ou attentif aux mouvements des gens.
Crumley vient de retrouver le grand journaliste qui l'a fait connaître en France et qui l'a retraduit pour le plaisir parce qu'il jugeait que la première traduction de son troisième livre, The last good kiss (Le dernier baiser, ex-Le chien ivre) ne rendait pas justice à son auteur. Crumley reconnaît lui devoir une sacrée chandelle. Ils bavardent comme deux vieilles connaissances qui n'ont pas grand-chose à se raconter.
Toujours est-il que le résumé d'une discussion politique de Crumley avec son fils de treize ans vaut l'addition salée qu'on nous sert sur un plateau d'argent pour les deux bières et le café.
- Tu veux dire que les démocrates sont de la merde, et les républicains
des trous du cul? lui a demandé son fils.
- Ouais, tu l'as dit, fiston.
Summum culturel parigot
Le temps d'un cocktail de bienvenue dans le repaire souterrain de la bande de La Noire et on part dîner chez les Raynal. Patrick et Arlette. Le patron de La Noire et de la Série Noire, éditeur de Crumley, et son épouse. Popeye et Olive. Sauf que, graphiquement et de loin, la silhouette de Raynal évoque plutôt un Brutus presque chauve avec des lunettes et une grosse moustache; et que la compagne du marin dopé à l'épinard n'aura jamais la délicatesse d'Arlette. L'approximation de mes comparaisons me laisse songeur.
En arrivant, Crumley serre dans ses bras deux des trois fils Raynal, puis un Italien qui ne cause pas un mot d'anglais (mais lui et Crumley affirment communiquer par télépathie), un couple d'amis, et le cinéaste qui a été le filmer dans le Montana, sous la houlette de Raynal dans le cadre d'une soirée thématique Polar sur Arte.
«Ce n'était pas une soirée qu'un républicain aurait pu comprendre - la fumée de marijuana doucereuse dans l'atmosphère, un sniff de cocaïne de ci de là, de la bière mexicaine fraîche, de la bonne bouffe, des chouettes conversations et de la rigolade - mais un érudit déconstructiviste parisien aurait pu trouver que c'était le summum culturel de l'Amérique.» est-il écrit dans la quatrième partie du Canard. Notre soirée soutint la comparaison.
Arlette nous a soignés. Je n'ai pas vu la cocaïne, mais il y eut de l'herbe, de la bière mexicaine fraîche, du vin rouge, un bœuf en daube accompagné d'une purée succulente, un plateau de fromages dont un Saint-Marcellin qui «conduit l'électricité» selon un convive et qualifié de «radioactif» par un autre, et une corbeille débordant de fruits.
Quant au déconstructiviste parisien, Crumley en connait au moins un, il cherche son nom. «Daurida?» Chacun y va du sien. Baudrillard est la bonne pioche. De passage à Missoula, fief de Crumley, il a demandé à le rencontrer. Le plus drôle, c'est que Baudrillard ne parle ni ne comprend l'anglais (un convive en apprenant cette information a poussé un «Quoi? Cela ne m'étonne pas; et il a écrit un bouquin intitulé Amérique.» ), mais Crumley a la phrase juste: «Il n'a pas besoin de parler anglais pour décrire l'Amérique sous la forme d'un Dysneyland pré-fasciste.» Et ça ne les a pas empêchés de trinquer ensemble.
J'ai enfin trouvé mon géant. Il a des sourcils noirs et épais qui se touchent. Cela ne lui donne pas pour autant un air de loup-garou. Ce doux bavard porte un nom de fromage, Fromental. Écrivain, traducteur, rigolard, il fut l'une des têtes pensantes de feu Métal Hurlant. Lili, sa femme, a un très beau sourire qui arrive à la poitrine de son mari. Elle traduit aussi, on lui doit notamment les deux recueils de nouvelles de Dorothy M. Johnson. Le lendemain, Crumley aura des mots assez durs sur cette dernière: «De la
merde... Elle prétendait être un écrivain réaliste, et ce qu'elle a écrit n'a rien à voir avec la réalité.»
L'intarissable Fromental est branché sur la pornographie de la cigarette et la fascination jamesdeanienne qu'elle risque d'exercer auprès des jeunes, ou la nicotine considérée comme un bon moyen d'abréger son existence. Mais, à la lecture des dernières statistiques sur le tabac et le cancer, il se demande s'il ne devrait pas arrêter de fumer; Puis il se lance dans une diatribe contre les publicitaires et la transformation de tout ce qu'ils touchent en merde. C'est lui qui me parle de la théorie de l'auteur anglais Michael Moorcock sur le jeu "redneck" des écrivains du Montana. Afin de se fondre dans la population, ils auraient tendance à en rajouter dans le plouc, y compris pendant les interviews. A vérifier.
Ex-activiste dans l'ultra-gauche italienne, toléré en France par le Ministère de l'Intérieur, toujours condamné à perpétuité dans son pays, et auteur d'un très bon "Les habits d'ombre", Cesare Battisti a eu son comptant d'emmerdes. Les Une des journaux italiens peuvent continuer d'agiter l'épouvantail du terrorisme et sous-traiter les crimes mafieux, le pays est désormais, selon lui, entièrement sous la coupe de la Mafia; Il y a un peu de tristesse et de résignation dans sa voix quand il dit que les gens de sa génération, impliqués dans les mouvements révolutionnaires, ne pourront pas retourner là-bas avant d'avoir au moins soixante ans. Quand on aura estimé qu'ils seront inoffensifs.
Crumley repense à la séance photos de l'après-midi, la douceur et la rapidité de la photographe lui ont plu. Pas comme cet Anglais qui l'avait fait marcher pendant deux heures dans Londres. Il ne les comprend, les Anglais. Leur stupide conduite à gauche le désoriente et l'empêche de se repérer. Lors d'une escapade en automobile avec sa femme, elle n'arrêtait pas de crier en pointant le doigt devant elle: «Camion! Camion! Camion!»
Il rigole et poursuit sur l'interview de New Look: «On parlait de cinéma, de motos, et il me demande si j'aime les haut-talons?... C'est tout juste s'il ne m'a pas demandé si j'avais baisé avec des animaux. Mais si Oliver Stone l'a fait, je peux le faire!»
Entre la poire et deux joints, il raconte une de ses blagues favorites du moment. L'histoire d'un type qui découvre un flacon abandonné sur la plage de Venice. Il le secoue et un génie en sort, très fatigué. Il accepte d'accorder au type un vœu, mais un seul. Le type réfléchit et dit qu'il veut coucher avec les trois plus célèbres femmes des Etats-Unis et se
réveiller à leurs côtés au petit matin. Le génie exauce son vœu et le type se réveille avec Tonya Harding, Lorenna Nobbit et Hillary Clinton. Et il a le genou droit en morceaux, la bite coupée et pas de protection sociale pour couvrir les frais médicaux.
Une rafale de rires secoue nos couennes. Souvenez-vous: la patineuse Tonya Harding avait commandité une agression contre sa rivale Nancy Kerrigan et elle s'est rendue encore plus célèbre en filmant en vidéo sa nuit de noces avec son (ex) mari, impliqué lui aussi dans l'agression; Lorena Bobbit a castré son mari, ex-Marine violent et volage, et fut
acquittée par le tribunal. La bite recousue, le mec a tourné dans un film X. Vive les USA!
Crumley retrouve son sérieux à l'évocation du nom de son ami Harry Crews. Il explique le talent sauvage de celui-çi par son enfance misérable et les péripéties incroyables qu'il a traversées, dont l'une des plus mémorables est son plongeon accidentel dans une marmite où cuisait un cochon. «On l'a retiré par le scalp» précise-t-il. Une enfance qu'on retrouve dans l'autobiographie A childhood: the biography of a place, considéré parCrumley comme le livre le plus fort des écrivains de sa génération.
Raynal, à son tour, raconte deux anecdotes qu'il tient des écrivains américains Richard Price et Russel Banks. Lors d'un passage en Floride, Price a séjourné chez Crews. A 8H du matin, après son jogging, trempé de sueur, Crews s'est fait un shoot de cocaïne et s'est mis devant sa machine en disant: «It's time to write.» Invité à un congrès d'écrivains où seul manquait à l'appel Crews, Banks et les autres l'ont vu arriver plus tard dans un claquement de portes assourdissant, la gueule en sang, vraisemblablement victime d'un accident de moto. Raynal livre une dernière anecdote, révélatrice du tempérament du bonhomme. Crews a jugé diffamatoire un article qu'a publié un de ses anciens étudiants et estime maintenant qu'il a une dette de sang avec lui. S'il était le gars en question, Raynal ne prendrait pas la menace à la légère. Dire que cet énergumène devait venir avec Crumley. A quoi ai-je échappé?
Vers 1H du matin, il y a relâche générale. Les Stooges et Iggy Pop font le bonheur de Raynal. "1969" claque dans les enceintes. "Grossito", comme le surnomment ses amis, est aux anges. Il mime les riffs sur une guitare qu'il est seul à voir. Toute la soirée, il a été en apesanteur. Non seulement les 6000 exemplaires du premier tirage du Canard ont été épuisés en une semaine, sans pub ni article, mais son ami Jim est dans ses murs. Il y a de quoi pousser des cris de joie, ce dont il ne s'est pas privé à plusieurs reprises. Arlette assure que ça lui prend de temps à autre. Au grand dam des voisins. Dans la cité derrière les Buttes-Chaumont, le cri nocturne du Raynam est célèbre.
La tête dans le cul, il est l'heure de se quitter. Crumley s'éclipse en compagnie de Cesare Battisti et de Christian Meunier, le cinéaste, qui se chargent de le raccompagner.
Le lendemain matin, j'apprendrai qu'ils ont tourné en rond dans Paris avant de retrouver l'hôtel.
(Mardi 25 octobre)
Dans un coin du restaurant du Concorde St-Lazare
Rose et frais, Crumley resplendit. Les garçons préparent les tables pour le coup de feu de midi. Il commande un double-expresso et une demie bouteille d'eau. Les motifs beige, noir, gris et bleu qui ondulent sur sa cravate font oublier dans le blanc du cristallin le rouge humide de ses vaisseaux sanguins. Crumley parle pendant une demie-heure dans le micro de France-Culture. Son jeune chien fou de traducteur, Nicolas Richard, aide le
type de la radio. Une des rares fois où Crumley perd son sourire, c'est en répondant que «si on veut changer la société américaine rongée par la cupidité et le mensonge, il faut rendre le pays aux Indiens et aux Mexicains.»
Le grand trou du cul
Nous sommes en territoire friqué. Crumley aligne tranquillement les signatures dans la librairie Livre-Sterling sur l'avenue Franklyn-Roosevelt. Quelques curieux, mais surtout des habitués. Sauf accident - un tueur de masse faisant brutalement irruption, ou coup de
foudre amoureux, une belle inconnue qui vous susurrerait des mots doux à l'oreille - une séance de dédicaces est ennuyeuse. Un acteur, Roland Blanche, fait son entrée. «J'ai dit que tu étais un trou du cul», fait en riant une des responsables de la librairie. Crumley dédicace un exemplaire du Canard au "Great asshole!".
Deux heures et une soixantaine de bouquins signés plus tard, et après un détour par un bar à vins sur l'invitation des libraires, on est de retour au bar du Concorde St Lazare.
Une mauvaise réputation
Accoudés au comptoir, en compagnie du journaliste de Première, la fin de la journée s'étiole. Autour de nous, des petites vieilles osseuses et desséchées, pomponnées, les sourcils épilés, regrettent Dallas et JR, des hommes d'affaires décompressent et des couples que je devine illégitimes se papouillent. Tout ce beau monde sirote dans des fauteuils-crapauds. En équilibre sur son tabouret, Crumley en est à son troisième whisky.
La violence, l'alcool, les drogues et les armes reviennent toujours sur le tapis des questions. Crumley prend ça très sereinement. Il n'y voit rien d'étonnant. Il écrit sur une certaine façon de vivre qu'il pratique depuis longtemps. Son attitude devant ces quatre thèmes est d'une quiétude exemplaire.
La violence, une mauvaise plaisanterie: «Dans la vie, les coups de boule, le karaté, ça marche pas ces conneries. Si t'arrives à frapper fort quelqu'un au visage, c'est ta main que tu risques de casser.» Des principes que son privé, Sughrue, a compris. Il se bat à la déloyale. Il arrache une antenne de camion et frappe ses adversaires avec, ou il essaie de leur "mordre les bonbons".
Sur le chapitre des armes, Crumley aime citer cette réplique dans The Untouchables: «S'il a un couteau, prends un flingue.» Une gradation dans les rapports de force et d'artillerie dictée par l'histoire et les personnages. Celui qui a la plus grande puissance de feu a souvent le dernier mot. Et les connaissances maniaques dont Crumley fait l'usage
viennent essentiellement de sa curiosité et de sa documentation, et assez peu de son expérience personnelle. «Je n'ai jamais vu ni tenu un Glock. Juste vu à la TV...» Dans Le Canard, le Glock semi-automatique 10mm est une des armes de poing que la revêche Wynoma Jones planque dans le paquet de couches de son bébé Lester. En découvrant le flingue, Sughrue, épris de cette dure-à-cuire, signe la fin de ses dernières espérances.
Quant à l'apprentissage du boire comme de la défonce, Crumley connait. Gamin, dans le sud-Texas, il a commencé à fumer de l'herbe avec les Mexicains (alors que c'était passible de la prison à perpét'). Favorable à la légalisation, il sait que les lobbys de l'alcool et les
fondamentalistes chrétiens font et feront tout pour l'empêcher. Et, à l'occasion, il ne crache pas sur la cocaïne et le speed: «Oooooh, écoutez, c'est pas parce que vous prenez un peu de cocaïne que ça vous rend méchant.» déclarera-t-il à la TV française le vendredi soir. Malgré sa cadence, et ma stupéfaction noyée dans une coupe de champagne, Crumley a mis un frein à sa consommation d'alcools. Il ne sort plus, amnésique, d'un de ces trous noirs, après avoir picolé quarante-huit heures d'affilée comme un forcené. Tout est dans la nuance qu'il apporte maintenant entre "drunk" (saoûl) et, il fait mine de s'écrouler, "horribly drunk" (terriblement saoûl). S'étant entretenu des problèmes de l'alcool avec un psy de ses amis, il trouve qu'il n'y a rien de pire que le sentiment de culpabilité de l'alcoolique: «C'est comme un serpent dans le ventre...»
Reste la politique. Engagé dans les mouvements pacifistes dans les années 70, préoccupé d'écologie, la conscience politique de Crumley transparaît à travers l'intrigue de ses romans (celle, "sac de nœuds", du Canard porte tous les stigmates de la manipulation et de la trahison). Le vendredi, une "fable" scatologique résumera son point de vue: «J'ai rencontré une des premières femmes agent-secret, qui a débuté en protégeant les gosses de Kennedy. Une fois, elle s'est retrouvée dans un ascenseur avec Lyndon Johnson, un sénateur et un homme d'affaires coincé. Johnson lâche un pet. Les deux types ne savent plus où se mettre et Johnson leur fait: "Reniflez ça, c'est l'odeur du pouvoir".» Crumley rigole. «Je crois que cette histoire est vraie.» Mais cette vérité le dégoûte.
Et, surtout, il tient à ce que l'on sache qu'il ne partage pas l'avis de Sughrue sur sa "trinité du 20e siècle": «Cash, drogues et puissance de feu». Crumley, sous sa carapace deGargantua, est un tendre.
Le petit sommeil
La pintade aux châtaignes et au chou n'y peut mais. Personne ne tient la grande forme. Le grand journaliste ronchonne, sa femme américaine a envie de fumer, Arlette Raynal se met en quatre, Patrick rêve, mes jambes tricotent sous la table, et Crumley pousse des légers grognements de satisfaction en mangeant. A peine si la tarte à la crême Tarantino lui fait relever la tête de son assiette. Crumley apprécie l'idée que quelqu'un comme Tarantino existe aujourd'hui à Hollywood, mais Reservoir dogs l'a laissé froid et il n'a pas encore vu Pulp fiction.
Hollywood et Crumley... Quand on sait que The player, d'Altman, l'a fait sourire. Son mariage de raison, jamais entièrement consommé, avec l'industrie cinématographique, l'a tenu éloigné de l'écriture romanesque pendant presque dix ans. Des scénarios souvent écrits avec la complicité de son ami Tim Hunter. Leur version, non retenue, du Judge Dread, lui bottait pourtant bien: «Mon scénar le plus drôle et le plus violent, plus de cent
morts.»
Mais qu'on ne vienne pas lui gonfler les gonades avec son adaptation cul-de-sac du Le grand nulle part de James Ellroy. Immédiatement, et c'est rarissime, j'ai senti Crumley prêt à s'énerver lorsque le sujet a été abordé. Ses quatre versions lui ont rapporté pas mal de blé, mais elles lui ont coûté une année de labeur. Son final lui arrache un hurlement de rire:
«Le bon et le méchant se retrouvent à la tombée de la nuit dans un zoo. Ils se tirent dessus, puis le bon n'a plus de munitions. Mais le méchant glisse, lâche son flingue et tombe dans une grande gamelle de nourriture pour animaux. Ils se battent et le bon envoie le méchant valdinguer dans la fosse aux serpents. Les serpents se jettent sur lui, le mordent partout,
ils pendent, accrochés à son visage. Au clair de lune, le type supplie l'autre de l'achever. Le bon a récupéré son flingue, il le met en joue puis se ravise en disant " Non, je risque de toucher un serpent! " Faut croire que c'était trop pour Hollywood!»
Des options ont été prises sur ses romans, à l'exception du Canard, rien n'a encore été tourné. Dès 1979, Le dernier baiser intéressait Walter Hill, Tim Hunter lorgnait sur La danse de l'ours, que Robert Towne devrait réaliser bientôt, et Crumley verrait bien Nick Nolte dans la peau de Sughrue ou de Milo, son autre privé, ou Tommy Lee Jones...
Toutefois, Crumley s'est fait une raison. Filmé, pas filmé, qu'importe, un scénario reste un job. Une discipline radicalement différente de l'écriture telle qu'il la conçoit en tant que romancier. De ces excursions scénaristiques, il a retenu la façon de négocier avec ses éditeurs new-yorkais. «Tu as besoin d'un avocat et d'un flingue. J'ai les deux: mon avocat A un flingue!», souligne-t-il en rigolant. On pourrait croire que Crumley est cynique, ce serait une erreur, pas un instant, il n'oublie ce que Hollywood représente. Il a la reconnaissance du ventre. Mordre la main qui les a nourris, lui et les siens, serait une faute de goûte et un manque de décence impardonnables.
Malgré tout, il peut commencer à choisir ses boulots alimentaires. Le Canard est le premier de ses bouquins à se vendre convenablement aux USA. Conséquence directe: il n'a passé que quatre semaines à Hollywood en 1994.
L'heure du crime
Crumley demande à rentrer. Cette nuit, le cri du Raynal n'a pas fait trembler la cité.
(Mercredi 26 octobre)
Onze heures trente du matin
Les barmen, François le glabre, et Joël à la superbe moustache en guidon de vélo, nous ont à la bonne. Crumley prononce doucement quelques mots en français, «Messieu, si vous plait...» Fils d'un ouvrier sur les puits de pétrole et d'une serveuse - lui même fut barman -, Crumley est toujours d'une exquise politesse. Dans Cinq pièces faciles de Bob Rafelson, il se souvient du personnage de Nicholson, odieux avec une serveuse: «Merde,
mec, elle aurait pu être ma mère.» C'est tout juste s'il ne serre pas les poings.
Crumley fait Actuel. Il explique que son processus d'écriture n'a pas changé. Oui, il réécrit toujours le premier chapitre. Dix-huit moutures pour Le dernier baiser, sept, seulement, pour Le canard. Au journaliste qui lui fait remarquer sa plus grande efficacité, il répond «ou je suis plus fainéant.» Néanmoins, refaire inlassablement le même livre ne lui poserait aucun problème. Il suffirait de lui donner l'argent nécessaire. «T'es unécrivain quand tu écris, le reste du temps t'es qu'un abruti», affirme un de ses amis. Il ne parlait pas de Crumley en particulier, mais d'écriture en général. Et ça n'a rien à voir avec la fabrication d'un livre.
Non, il ne veut pas discuter de la violence dans les livres ou les films. Ce débat caduque ne l'intéresse pas. Si cette violence fictive a des effets, pourquoi ne pas s'en prendre à Bugs Bunny et à Vil Coyote tant qu'on y est. Dans la vie comme dans la création, il cherche la subtilité, le contraste, la profondeur, qui vont de pair avec l'honnêteté, la vérité
et la responsabilité individuelle. C'est l'anti Oliver Stone.
Quand il enseignait, certains de ses élèves sont venus le trouver en tête-à-tête et lui ont demandé s'ils devaient faire leur service ou déserter, il n'a jamais su quoi leur conseiller. Mais il n'est pas peu fier de raconter que son voisin garagiste est venu le voir un jour, ses deux fils à la main, en lui déclarant solennellement qu'ils n'iraient jamais à
la guerre. Le gars venait de lire Un pour marquer la cadence, le premier
roman de Crumley.
Moteur!
Un agité au crâne déplumé se pointe à l'heure du déjeuner. C'est l'acteur, réalisateur, producteur Didier Haudepin. Crumley prononce Hautdepine. Ils se connaissent depuis quelques années. Si j'ai bien compris, Hautdepine a trouvé un coin de France ressemblant au Montana et veut y emmener Crumley au printemps prochain. Il y a du scénario et de la pellicule dans l'air.
Didier Haudepin est un marrant qui ne tient pas en place. Le genre de type à prendre feu pas plus tard que ce matin. Pendu au téléphone, en robe de chambre de coton, il a joué machinalement avec la molette de son briquet. L'essence libérée a dû imprégner le coton et, au moment d'allumer une cigarette, sa robe de chambre s'est embrasée. Il a réussi à limiter les dégâts en battant des bras comme une sorte de cormoran en folie. Une des
ex-épouses de Crumley a vécu un incident similaire. Sa permanente s'était enflammée à une party. Crumley a pensé l'éteindre en lui jetant sa bière dans les cheveux, mais il a préféré utiliser ses mains. «J'ai hésité à la laisser brûler», dit-il en riant aux éclats. et il marque une pause et rigole de plus belle. «Si j'avais su ce qu'elle me réservait par la suite,
je l'aurais laissée brûler.»
On mange dans un restau où Haudepin nous a entrainés. On, c'est lui, Crumley, ma pomme, le journaliste d'Actuel et un autre du Figaro, et Jeanne Guyon, l'assistante de Raynal, qui a assuré la traduction du matin. "The devil" comme l'a surnommée affectueusement Crumley; une charmante diablesse que Haudepin complimente: «Vous avez un très joli cou.»
Notre homme de cinéma s'est occupé de tout. De la bouffe et de la rigolade. On s'est arrangé pour diversifier les menus. Crumley goûte à tous les plats: museau, escargots, potée, petit salé aux lentilles, poule au riz, fromages, sans compter le vin et les trois marcs que les deux compères se sont enfilés à la fin du repas.
On a appris la manière définitive de faire fuir les taupes d'un jardin. Il faut enfoncer des baguettes de noisetier de 1,05 mètres à 50cms de profondeur, les espacer de 8 mètres et enfiler dessus des bouteilles vides en plastique. Le vent fait le reste en les secouant. Le son, répercuté dans les galeries, rend les taupes cinglées. Haudepin ne fait pas la taupe, mais très bien le vent. Crumley est mort de rire, nous aussi, «Noooooo....»
rugit-il.
Ensuite Haudepin nous parle de son récent tournage dans un squatt près de Bastille. La scène a failli être foutue en l'air par des jeunes gens du 16e sous acide. Il lui a fallu garder son sang-froid et adopter une attitude zen. «Ne jamais donner de drogues aux riches», conseille Crumley. Puis Haudepin et lui prennent une pose de moines bouddhistes. Le pouce et l'index de chaque main forment un cercle en se touchant et il marmonnent à voix basse des sons inintelligibles. Ce geste nous restera et, plus d'une fois, on psalmodiera en se bidonnant tous les deux.
En grimpant les escaliers du Concorde St Lazare, Crumley me souffle: «Yeannick, I'm drunk.»
Le professionnel
Bourré ou pas, Révolution et ses deux émissaires n'attendent pas. Crumley commande une Absolute Vodka et se met en pilotage automatique. De sacrés automatismes, je ne l'ai jamais vu bâcler. Il donne toujours un ou plusieurs tours de manège supplémentaire: «Ca fait partie du job.» Et ses interlocuteurs ont l'air de repartir satisfaits.
L'invasion des jeunes filles pubères
Les embouteillages nous coincent sous la pluie. On a de la marge. Et on arrive même en avance à Radio Nova, dans le quartier de la Bastille, pollué par les artistes et les yuppies. Et aussi les jolies filles, mais ce n'est plus la même pollution. Crumley roule des yeux. Les minettes minaudent dans le salon à côté du studio où se poursuit l'émission en direct, La grosse boule. Sorties de la puberté dans la matinée, leurs regards de chattes
alanguies et leurs dents étincelantes nous encerclent. Elles sont partout. La personnalité des deux jeunes animateurs ne doit pas les laisser indifférentes. Ariel Wizman et Edouard Baer sont des pitres talentueux. Ils ont juste parfois un peu tendance à assurer le spectacle sans trop se soucier de l'invité. Crumley s'en fout. Pêche, poissons, Missoula, El Paso, drogues, alcools, écriture: «Je ne vis pas entre les quatre murs d'une chambre», suite à une allusion à Proust, et rap: «J'aurais du mal à ne pas en écouter avec deux grands garçons à la maison.» Il joue le jeu de la déconnade et il a le mot de la fin, en français: «L'addition, si vous plaît.» dit de cette voix d'une douceur inimitable.
Un cœur en miettes
Sur le trajet du retour à l'hôtel, j'ai eu le malheur d'apprendre au chauffeur de taxi que Crumley est écrivain. Il le bombarde de questions. Sur LE sujet! L'éternel féminin, l'amour, et sa perte: «Je comprends pas, elle avait tout ce qu'elle voulait avec moi, et elle est partie comme ça...»
Crumley lâche un "Jesus-Christ!" ou répond avec sa patience coutumière, le sourire aux lèvres, un œil sur la circulation, alors que je m'évertue à traduire les coups de scalpel dans le cœur sanguinolent de l'autre désespéré. Je fais des efforts, il tient nos vies entre ses mains. Un peu avant d'arriver, le chauffeur veut poser une dernière question. Crumley lui fait: «Il n'y a jamais de dernière question avec les femmes."
Pouce!
Crumley souhaite qu'on jette un peu de lest. Je comprends ça. Notre couple a besoin d'air. Il bouclera l'interview avec Le Point, montera dîner dans sa chambre, téléphonera, comme tous les soirs, à sa femme et bossera une partie de la nuit sur son ordinateur portable. C'est ce qu'il affirme à qui veut l'entendre.
(Jeudi 27 octobre)
Deux comiques
La pluie battante lave mes séquelles d'insomnie. Crumley se plaint d'avoir trop dormi, «Au moins huit heures...» Misère. Il a déjeuné avec Haudepin. Sa compagnie lui réussit trop bien. Le scénario se répète. Montée crumleyienne des escaliers de l'hôtel au ralenti. Confidence: «I'm drunk», sûr, et trempé jusqu'aux os. Il veut se changer et propose aux aux duettistes de Radio TSF de faire l'interview dans sa chambre.
Deux pichets de vin, une bouteille de J&B et une petite assiette de cacahuètes et d'amandes reposent sur la table basse et ovale. Le magnéto à bandes fait des bruits bizarres. «C'est un magnéto de l'enfer» dit le plus maigre des deux. «Il n'y a plus de magnéto en enfer, réplique Crumley, ils ont la vidéo maintenant.»
Les deux lascars jouent aux Laurel et Hardy du micro, mais ils sont bons. Asséché, Crumley donne la meilleure interview à laquelle j'ai assisté. Et j'apprends que le seul passage autobiographique dans Le Canard est celui de la visite de Sughrue à la National Gallery de Washington: «(... ) Ce fut un des jours les plus importants de ma vie. Je ne suis pas devenu peintre ou quoi que ce soit, mais j'ai arrêté d'être ce que j'étais auparavant.
J'avais trouvé un autre moyen que la violence pour accéder au calme.»
Rock'n'roll
Quelle soirée au Bistrot des Envierges! La réussite en revient au jeune écrivain Maurice "La Sirène rouge" Dantec, en plein délire post-imbibé surréaliste. «J'ai jamais mangé de féministes...» répond-il, faussement sérieux, à Jim qui, pris dans l'euphorie, vient de lâcher: «Il parait qu'il n'y a plus de féministes en France, vous les avez toutes mangées.»
La question est: comment en est-on arrivé là?
Pourtant je me souviens: de la séance de dédicace à la libraire Epigrammes, rue de la Roquette, et de la soixantaine de bouquins paraphés par un Crumley égal à lui-même, poli et souriant; de Marc, le chanteur de Morphine, que m'a présenté Nicolas Richard, Marc, tombé à moitié amoureux d'Angela, la serveuse d'un bar miniature à deux pas de la librairie; et, dans ce bar, de moi dans les bras de Crumley qui me confie: «Si tu t'étais
conduit comme un trou du cul, je te l'aurais dit.» A cet instant précis, notre relation a basculé. Soudain, James Crumley a fait place à Jim Crumley.
Ensuite, des souvenirs je n'ai plus que les contours. On était huit à table. Jim a chanté un bout de Bob Seger ( "Beautiful losers "?), a fait son numéro de moine zen, les yeux plissés, " OOOOOOMMMMM ", et a manqué s'étrangler de rire quand Dantec, encore lui, a traduit en déconnant PCP (une drogue) par Parti Communiste Portugais.
On a causé des femmes, des avocats ET des avocates, du It's a man man's world de James Brown, et du Concorde St Lazare, capsule hôtelière hors du continuum spacio-temporel: «Une chose est certaine: ces gens ont de l'argent.» a fait Jim, sur le ton de celui qui sait reconnaître les conspirations délirantes.
Le reste a été déposé sur la banquette arrière du taxi qui a transporté nos neurones grillés, les miens et ceux de Dantec.
(Vendredi 28 octobre)
Donc, j'ai loupé l'interview du Figaro
Il y a eu une alerte à la bombe chimique dans ma maison ce matin. Depuis une semaine, ma petite fille se réveille avec des piqûres de puces sur les jambes. Elle se gratte jusqu'au sang. Cela ne peut plus durer. On va employer les grands moyens. La mère et la fille désertent le foyer et partent se reposer au bord de la mer. Le premier train est loupé, on attend le second, effusions sentimentales, et à la semaine prochaine.
A moi les puces! Un insecticide surpuissant va les exterminer. L'aérosol auto-diffusant envoie son poison. Violent. Dans les recommandations, je lis, trop tard, "Sortir du local les animaux et les plantes. Ne pas manger, ni boire, ni fumer pendant l'utilisation." J'en tousse encore. Les puces ont disparu, mais les fabricants ont oublié de recommander de changer de maison.
Brève de bar au Concorde St Lazare
Ses lunettes posées sur le comptoir, Jim finit sa quatrième Absolute Vodka avant le déjeuner.
- N'oublie pas tes lunettes...
- Je les oublie jamais, je les perds!
Deux baleines, une grosse et une maigre, se marrent toutes seules.
Un bouddha à Canal+
Grande première mondiale, Crumley est dans le poste. En direct dans Nulle part ailleurs, dont l'invité principal est l'auteur-compositeur-chanteur Randy Newman. Après le numéro des Guignols, Jim apparaît, plus zen que jamais. Ses yeux humides indiquent qu'il est bien imbibé, sans que son image en souffre à l'écran.
Séance de rattrapage pour les absents, les mal-entendants et les non-voyants. Très politiquement correct. Non, justement:
- Mon boulot consiste à être politiquement incorrect.
Le Canard, les drogues, l'argent, les armes?
- Cela parle des mensonges, le genre de mensonges politiques qui nous ont fait tant de mal en Amérique. L'argent, la drogue et les armes, c'est comme un bassiste dans un groupe, il y a d'autres musiciens qui jouent en même temps. C'est pas important. Pourquoi on ne me pose jamais de questions sur bébé Lester et changer des couche-culottes, et la joie d'avoir des enfants autour de soi...
- Mais on achète pas des romans noirs pour voir changer des couche-culottes.
Crumley éclate de rire.
- Noooo!
- Vous êtes professeur d'université depuis une vingtaine d'années.
Pourquoi avez-vous choisi d'écrire des romans noirs?
- Raymond Chandler... Mais j'ai pas enseigné pendant vingt ans, disons que j'étais un vagabond dans les universités, j'en ai fait plusieurs. Je n'appartiens pas à une faculté quelconque. Je suis pas vraiment un prof, en fait, je suis un redneck... Mais je suis un redneck intellectuel, et je suis petit et j'aime L.A.
(Allusion à deux chansons de Randy Newman, Short People et I Love LA.)
- Missoula, Montana?
- Cela fait trente ans que j'y habite. Un de mes amis dit que c'est parce que c'est pas cher. Je ne suis pas le premier écrivain à y habiter. Missoula a toujours été un endroit qui accueillait les écrivains. Vous habitez ici, en France, où les écrivains sont acceptés. En Amérique,cen'est pas accepté, ils aiment pas ça. Si vous êtes écrivain en Amérique, ils vous traitent comme si vous aviez deux têtes et quatre ex-femmes.
Cette dernière private-joke le fait rigoler dans sa moustache.
- Vieux hippie?
- J'suis vieux, mais je sais pas si je suis un hippie. En fait, j'aime bien les beatniks, c'était bien avant les hippies. Et puis il n'y a pas de mal à être un hippie...
Au sortir de plateau, Jim se sent gras comme un cochon. Il n'avait jamais été maquillé de sa vie. Sous les doigts de la maquilleuse, il se laisse rafraîchir en grondant de bien-être entre ses dents.
- Je pourrais peut-être faire une nouvelle carrière à la télé? Etre le Dan Rather des hippies! lance-t-il au petit groupe venu le soutenir.
Holala !
Après que Jim a montré son nouveau tatouage sur son bras droit - un splendide canard siffleur mexicain - on sort de la brasserie déserte vers 2H du matin. On piétine sur le trottoir en l'attendant. Il arrive tranquillement, pousse les deux portes battantes et nous sourit, son air de gamin sur les lèvres.
- Hello, los gringos, I'm Jim Crumley!
Sur la route du dernier verre, on a eu le temps de ramasser un type étendu sur la chaussée. Il geint, sanglote, sans que l'on comprenne ce qui lui est arrivé. Peut-être s'est-il fait balancer d'une voiture. Jim le soutient en le réconfortant en anglais et on soutient Jim. On prévient les sapeurs-pompiers et on repart après leur venue. «Je vous aime pour ça les Français... Vous vous êtes arrêtés sans réfléchir... marmonne Jim. Personne
n'aurait fait ça à New-York...»
Deux tequilas et deux bières d'entrée de jeu pour Jim dans un des derniers bars ouverts de la Bastille. L'ogre a retrouvé la forme. Savez-vous ce que criait le soldat Crumley lorsqu'il traversait les rues aux Philippines, complètement rétamé, en levant les bras au ciel?
- Holàlà!
A 4H30 du matin, je jette l'éponge.
(Samedi 29 octobre)
Au comptoir du Harry's Bar
Les Martinis blancs ont fait fondre la partie cachée de l'iceberg de la vie des deux types dont l'un pourrait être le père de l'autre. L'écrivain et son ombre ont laissé leurs défroques à la porte d'entrée. Je respecterai le secret défense sur nos vies privées. La femme, les enfants, l'éducation, la conduite personnelle, tout est déjà dans les lignes précédentes et les suivantes. Et nos promesses respectives seront tues.
Triomphe à Vincennes
Une file d'attente longue comme ça. Plus de deux cents signatures à la librairie Millepages. Crumley superstar.
Buffet d'adieu chez les Raynal
De Jim, ce soir-là, je garde deux souvenirs.
Au milieu des invités, il s'est approché lentement de moi. Je me tenais un peu en retrait; et il m'a dit avec beaucoup de douceur:
- Ta femme te manque?
- Ouais.
- Ta fille te manque?
- Ouais, j'ai encore répondu.
- Gooood.
Plus tard, alors que nous étions tous couleur tomate, on était trois ou quatre à raconter des conneries et des blagues dans notre coin, il nous a rejoints et nous a sorti cette dernière:
- Vous savez ce qui vous attend quand vous montez avec une pute française
accompagnée d'un pitbull?
-???
- Votre dernière pipe!
(Dimanche 30 octobre)
Back to the USA
Fin connaisseur de la musique populaire américain, Nick Tosches a eu ces mots à propos du rock'n'roll: «Sans l'obsession, la fièvre ou la peur de la fin proche, tout serait raisonnable et plat.»
Baleine rose et bleue dans le ciel au-dessus des nuages, Jim Crumley est un des derniers rock'n'rollers EN VIE.
Le gringo magnifique
James Crumley - écrivain, cinq enfants (dont trois adoptions) et cinq petits-enfants, quatre fois divorcé: «J'attire les femmes folles. Je ne veux pas dire un peu dérangées, mais complètement folles!» m'a-t-il dit l'autre jour - affirme avoir trouvé la quiétude auprès de sa nouvelle épouse, Martha Elisabeth (Le Canard lui est dédié), et déclarequ'actuellement "C'est le meilleur moment de ma vie."
Un homme étonnant et déglingué, jamais revenu de sa chasse aux démons, et qui a exposé son credo une fois, comme ça, sans élever la voix, à une journaliste de Télérama: «Se défoncer le plus possible, mais rester un gentleman, c'est-à-dire en faisant son boulot et en s'occupant de sa famille.»
Ce comportement singulier, Gentleman Jim en avait parlé dans un article, Le Dur-à-cuire (dans le recueil Putes). C'est le portrait du cascadeur Roy Jenson, mais c'est lui tout craché: «il ressent la vraie nature du " machismo ", qui n'a rien à voir avec un petit frimeur qui essaie de vous impressionner alors que vous roulez dans une rue de Durango, un banquier mexicain ivre qui vous montre son automatique 45, ni avec une attitude stupide envers les femmes qui fait grincer les dents des bonnes Américaines
travailleuses - le " machismo " signifie que l'on restera des gentlemen même si l'alcool, la drogue et la vie nous ont détraqués, et comme l'a si joliment dit Ezra Pound: " Il y a des saloperies que nous n'accepterons jamais, ni plus ni moins."»
James Crumley est mort à 69 ans, le 17/09/2008- Missoula- RIP.