Avant de traduire le "Jerusalem" d'Alan Moore, par Claro

Dès septembre prochain, je vous propose de m’accompagner dans la traduction de Jérusalem, d’Alan Moore, à paraître aux éditions Inculte à la rentrée 2017. Mais avant de vous parler de ce roman et de sa « translation », commençons par le commencement.

Une des premières choses que doit faire le traducteur, face à un texte qu’on lui propose, c’est le « calculer ». Avant d’en devenir le lecteur obsessionnel et assidu, avant même de le déplier, de le décortiquer comme un curieux et croquant crustacé, il doit s’assurer du volume qu’occupe ledit texte dans le temps. Ce crabe a un poids avant d’être une démarche. Certes, les difficultés inhérentes à certains passages sont à prendre en compte, puisqu’ils vont générer un temps de traduction peut-être plus complexe (je pense ici en particulier au chapitre 26 de Jérusalem, écrit dans l’esprit, et la lettre, de Finnegans Wake…), mais ce qui importe, paradoxalement, c’est, avant même la lettre, le chiffre.

On appelle ça « calibrer » – processus assez simple qui consiste à calculer le nombre de signes (espaces compris, youpi) que « fait » le texte. Il s’agit, si l’on veut, d'estimer sa « masse ». Cela peut paraître un peu trivial, mais c’est essentiel : avant d’être feuilleté, le texte – labyrinthique, roué – est un volume, et l’une des taches de la traduction va consister à faire entrer ce volume dans du temps. En effet, à de rares exceptions, toute traduction s’inscrit dans une durée déterminée à l’avance, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’éditeur a fixé une date de parution (demain, souvent), à partir de laquelle il induit une date de remise de la traduction (souvent un dimanche férié), qui prend en compte le temps imparti à la relecture (par des psychopathes bienveillants), à la fabrication, etc. Ensuite, le traducteur, qui est rémunéré (pour caricaturer…), doit veiller à ce que la somme perçue lui permette de vivre (de vivre, pas de faire la noce, hein), et donc ne s’étale pas sur une durée trop longue. Ces contingences, qui ressortent de la contrainte, ne sauraient être considérées comme extérieures au devenir du texte. On traduit en temps réel, dans le cadre d’une réalité économique, pas seulement dans des sphères nébuleuses. Le traducteur doit être en mesure de décider s’il est capable ou non de traduire tel livre dans tels délais fixés. Cette décision est capitale, car elle influera sur son rythme (et sa méthode) de travail. Outre le fait que traduire cent pages en six mois ne serait guère rentable pour un traducteur, il n’est pas certain que la traduction de ces cent pages serait meilleure si elle était accomplie en six mois plutôt qu’un deux. La traduction n’est pas une tâche infinie – seuls les plaisirs de la traduction le sont. L’aiguille tourne, le compteur tourne, les rotatives tournent. Maître Retard, qui tient à peu près ce langage, est l’ennemi de la traduction.

Donc, calculer, calibrer. Le nombre de signes, d’abord. Puis, une fois établi le nombre de jours alloués à la traduction, on calcule combien de signes on devra traduire par jour. Là, ça devient plus compliqué, bien sûr, et ce pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il faut compter et inclure, dans ce temps tout en flux tendu, le "temps double" qu’on accordera au travail sur le texte. Il y a en effet le temps fluide de la première traduction, qui vise à produire un jet approximatif, phénomène qui s’apparente à une forme de renaissance cahotique du texte, s’accompagnant de son effacement, de son remplacement progressif et approximatif par la version française. (La version, c’est la doublure, et au début elle est rarement en vison.) Mais il y a aussi le temps critique, le temps du gueuloir, quand on relit, sur papier (c'est mieux, mais c'est plus cher) ou sur écran (c'est pratique mais traître). Le temps critique appelle un travail qui permet au texte de trembler encore peu; ce qui semble figé doit à nouveau s’agiter, s'essayer à d’autres formes. ll est donc crucial d'évaluer ce temps.  En outre, le traducteur doit aussi, en bon esclave des contingences, s’octroyer une marge, de manœuvre et de sécurité, car la vie est ainsi faite qu’il sera nécessairement contrarié dans son rythme et sa cadence par des événements extérieurs (qui peuvent aller de la gueule de bois au deuil, en passant par le plantage informatique, l’accès de paresse, la visite d'extra-terrestres, la sieste crapuleuse, etc.)

Ce n’est que lorsqu’il a établi le rythme possible de sa croisière hasardeuse que le traducteur peut se lancer dans l’aventure. Enfin, presque. Car il doit également établir une méthode. Or qui dit méthode dit approche, souffle, résistance. Et cette approche, ce souffle, cette résistance, c’est le texte qui va en indiquer les mouvants paramètres. C’est le texte qui nous impose la stratégie de sa disparition/réapparition. Le boss, c'est lui. Il veut bien disparaître, mais à ses conditions.

Dès la rentrée de septembre, ainsi que je l’écrivais au début de ce billet, je vous proposerai donc de m’accompagner dans la traduction de Jérusalem, d’Alan Moore.

Jérusalem, avant d’être une ville ou un livre, c’est quoi exactement ? Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent quarante-neuf signes. 3 566 949. C’est aussi simple que ça.  Quoique— à suivre…

Claro


Claro est écrivain, traducteur et éditeur. Son dernier livre : "Comment rester immobile quand on est en feu" vient de sortir aux Editions de l'Ogre. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale.