Fassbinder réactualisé 2016 frappe juste à la Colline
L’actualité de Rainer Werner Fassbinder reste sidérante avec son parti-pris d’aborder tous les thèmes qui fâchent dans l’Allemagne des années 60 et 70. Sa postérité est intacte et son œuvre rebondit toujours sur le racisme et les conditions de vie ambiantes. Même ici.
“Ce qu’on est incapable de changer, il faut au moins le décrire.” RW Fassbinder
Au regard de l’analyse de l’Allemagne post-fasciste faite par Fassbinder en 1977, Falk Richter et Stanislas Nordey évoquent les nouveaux courants d’extrême-droite qui se développent partout en Europe. Comment est-il possible aujourd’hui, notamment en France, que des pouvoirs propagent des conceptions rétrogrades de la famille et sur la place des femmes que l’Allemagne a enfin déboulonnées, suite à un long processus culturel depuis la seconde guerre mondiale. Que se passe-t-il exactement en France ? Et comment, face à cela, un artiste peut-il se positionner sur un plateau de théâtre ?
L’œuvre de Fassbinder a touché toute une génération en Allemagne, qu’en est- il en France ?
Falk Richter : Oui, c’était le plus grand réalisateur allemand, à l’époque. Son originalité, c’était son incroyable radicalité, le fait qu’il aborde des thèmes peu courants dans les années 70. [...]
Il montrait avant tout des humains, des êtres complexes, et non des victimes ou des gens à problèmes. [...] Ce n’est pas un intellectuel “pur jus”, ses films racontent des histoires dans lesquelles il aborde avec intelligence les tabous et les traumatismes de la société allemande, et montre surtout que le fascisme n’a pas disparu avec la fin de la seconde guerre mondiale, combien il perdure encore dans les années 50, 60 et 70 en Allemagne. C’est un type d’artiste bien particulier, une sorte d’intellectuel émotionnel.
Fassbinder, figure de la transgression et de la radicalité des années 70 peut- il donner des “clés” pour comprendre l’Europe, le monde aujourd’hui ?
Falk Richter : Des clés, non, plutôt des tentatives... L'un de mes points de départ, et aussi le point de départ de cette pièce, c'est très concrètement l'un de ses films, L'Allemagne en automne [oeuvre collective, rassemblant plusieurs courts - métrages de réalisateurs
différents]. Dans son film de 30 minutes, il y a une scène où il réagit directement aux événements de 1977. En Allemagne, dans les années 70, il y avait un groupe terroriste, les Baader - Meinhof. Ils kidnappaient et assassinaient principalement – ou plutôt exclusivement – des grands patrons de l'industrie ou des banques, des gens qui étaient pour ainsi dire de mèche avec le capital international. Ce groupe était issu du mouvement de protestation contre la guerre du Vietnam, et un jour, ses membres sont morts en prison. En Allemagne, le déroulement exact des faits est encore très controversé, rien n’est prouvé: ils étaient en cellules d’isolement, on peut supposer qu'ils ont été assassinés, l'État a déclaré qu'ils s’étaient suicidés. Fassbinder réagit à ces décès – qui ont été précédés par un détournement d'avion impressionnant – et on le voit discuter avec sa mère, débattre avec son amant sur les lois d'exception, sur l'état d'urgence décrété alors en Allemagne. On voit comment il tente de
comprendre ce qui est en train de se passer. L'Allemagne est alors en pleine période terroriste, en plein état d'urgence, et tout le monde a peur. Connaît - on actuellement un virage à droite et comment réagir à cela en tant qu'artiste ? Ce film est quasiment le point de départ de mon analyse de la situation actuelle en Allemagne et en France. Je suis d’ailleurs en train d'écrire un texte pour le spectacle qui s'appellera L'Allemagne en automne - 2015 . Après les événements de Cologne, il y a eu beaucoup de discussions très dures en Allemagne... La société allemande est incroyablement divisée en ce moment, je ne l'ai encore jamais connue si divisée ; personne ne sait où cela mènera. Il y a des mouvements d'extrême droite incroyablement forts, qui se sentent évidemment confortés dans leurs idées, exigent une Allemagne sans étrangers et obtiennent de plus en plus d’audience et de voix. La société est en train de se radicaliser, des étrangers ont été agressés, battus, en guise de vengeance en quelque sorte... Comment faire théâtre avec des thématiques comme le terrorisme, la xénophobie, l’homophobie, l’antisémitisme, les violences faites aux femmes... pratiquement en temps réel ?
Stanislas Nordey : Le risque que Falk prend – c’est ce qui m’a le plustouché quand j’ai lu ses textes –, c’est que dans 6 mois peut- être certaines parties du texte seront obsolètes. Lorsqu’on a monté Das System, l’ensemble du spectacle était tourné autour d’une dénonciation très violente de George W. Bush et de sa politique. Quand on a créé le spectacle à Avignon, G. W. Bush était président, mais quand on l’a repris en tournée, Barack Obama était devenu
président et c’était intéressant de voir à quel point cela déplaçait forcément l’écoute. Ils sont rares les auteurs qui prennent ce risque -là et qui n’écrivent pas seulement pour la postérité, ceux qui choisissent l’immédiateté au risque que l’actualité avance. Pour autant, le théâtre de Falk n’est pas un théâtre d’agit-prop ; ce n’est pas Peter Weiss, ce n’est pas un théâtre documentaire, c’est un théâtre extrêmement personnel et c’est cela qui reste d’actualité. Quand Falk dit “la société me fait peur”, que ce soit avant, pendant ou après les attentats, ce n’est pas du tout obsolète. Je crois qu’on peut dire que le spectacle n’est pas un spectacle politique. C’est un spectacle qui parle d’aujourd’hui. Les textes de Falk parlent d’un aujourd’hui vaste dans lequel il prend part, dans lequel il a envie de prendre la parole, de regarder autour de lui. Falk n’a jamais écrit un texte pour dénoncer. Mais il est engagé dès lors que l’autofiction existe dans son travail.
(Citations extraites de l’entretien croisé réalisé par Anita Le Van et Suzy Boulmedai)
Le théâtre comme agora fonctionne toujours au plus juste des situations politiques intenses. L'aujourd'hui au regard du Brecht anar des années 70 ne manque certainement pas de piquant. Et se consoler avec un texte qui tape au mitan du quotidien de chacun à mille lieues des inepties télévisuelle généralisées remonte quelque peu le moral. Faites le détour.
Je suis Fassbinder de Falk Richter
traduction de l'allemand Anne Monfort, mise en scène Stanislas Nordey et Falk Richter avec Thomas Gonzalez, Judith Henry, Éloïse Mignon, Stanislas Nordey, Laurent Sauvage
Je suis Fassbinder au Théâtre de la Colline -> 4 Juin 2016
Grand Théâtre (durée 1h55) 15, rue Malte-Brun, Paris 75020
du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30
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