Ces nuits sont à toi, Alexis. Par Marie Cosnay et Myrto Gondicas
07/07
Deux choses, en arrivant, me donnent la sensation d’un retour au pays (non natal) : poser le pied sur les trottoirs défoncés de la capitale ; à peine assise, en groupe ou seule, dans une taverne, se voir offrir, toutes affaires cessantes, de grandes carafes d’eau glacée.
09/07
Première visite à l’un de nos contacts, M. J., français, prêtre, jésuite, présent depuis plusieurs années dans une paroisse d’un quartier pauvre au nord d’Athènes ; les étrangers y sont nombreux, il les aide avec son équipe (où sont d’autres Français, laïcs). Montant à son bureau, nous passons devant une pièce où sont stockés des bancs d’église en bois, odeur chimique, on vient de les revernir. En haut, chambre exiguë où il travaille et dort ; quelques livres, une rangée : religieux ou non, en français, un ou deux en grec. Il n’est ni beau ni moche, pas très grand, lunettes laides, et dégage un concentré d’énergie rare. De son travail passé dans des pays d’Afrique en guerre (Rwanda, Darfour), il parle à travers les savoir-faire qu’il en a retirés — dont on comprend qu’ils lui sont utiles ici : organiser la vie dans des camps de réfugiés, par exemple. Ikea et Leroy Merlin et sur tout le trajet en métro (ligne 3, arrêt Evangelismos, mon plan d’Athènes est nul) les immenses panneaux publicitaires en bois gris, vides, vidés, nus, comme on les rêve et récupérés, en anglais et en grec, pour slogans et tags penser : aller à Egine on a vu, en arrivant, de haut, Ithaque très vite, trouver les itinéraires pour les plages d’Athènes, pour celles un peu plus loin, pour aller à Tinos, qu’on évoque en s’exclamant. Jusque-là, entendre s’exclamer quand on évoque Tinos ma valise immense tangue dans le métro, un monsieur s’accroche à elle, familier
10/07
Visite au KET (Kypsèli) : ancien atelier de réparations d’appareils de télé, repris par ce jeune couple dont l’homme, à moitié Français, né en France, s’est établi en Grèce juste au moment où éclatait la crise ; ils en ont fait un centre culturel ouvert sur le quartier, accueillant expos de photo, projections de cinéma, ateliers d’écriture, lectures, petites formes de théâtre, vidéo, ateliers pour les enfants… sans subventions ni appui des grandes institutions. Leur énergie, leur efficacité sidèrent. Nous repartons et nous arrêtons devant un petit arbre à fleurs mauves (althéa), nous le regardons, passe un passant : « Vas-y, coupe-la ! » (la fleur). Le garçon assis devant un magasin de sport à Syntagma, teeshirt levé couvrant sa tête, le torse maigre, les os sur la peau, très blanc. Le flic à côté, au téléphone les passages piétons effacés par le soleil et tu comptes ou ne comptes plus les motards sans casque et le jaune des taxis, les rues en jaune tu plonges dans les arbres qui éclatent les trottoirs déjà éclatés, dans les lantanas et gardénias, pour presqu’au ras du sol recevoir les senteurs derrière toi le Lycabette et en avant l’Agora, les oiseaux crient pour de bon et les grillons par dessus les cigales. 38°, née pour ça Cyparissus horizontalis et dedans et par dessus les perruches en liberté le jouet leur a échappé, le jouet leur a complètement échappé, le jouet Aube dorée leur a complètement échappé deux fois, à l’aller et au retour, croiser le vieux monsieur sur le trottoir devant la librairie IANOS, matelas, cigarette, il est plongé dans un livre et au retour affalé, endormi, cigarette éteinte entre les doigts et la tête entre les pages de son livre
(sans date)
Le matin, avec les bruits d’arrosage sur les terrasses, celui du ferrailleur-récupérateur ambulant qui tourne avec son camion. Message enregistré diffusé par un mégaphone, il prend tout, débarrasse les cours, les terrasses, les terrains (sauf erreur, on ne mentionne pas les caves) ; la voix monte et descend sur quatre notes et je reconnais la mé- lodie entendue au siècle dernier du maraîcher passant avec sa carriole, son âne, ses pastèques. Plus tard, nous le voyons repasser dans la rue, c’est un Pakistanais peut- être, accompagné de son fils, 8-10 ans.
(sans date)
Ce ne sont pas tellement les plantes exotiques, hibiscus, bougainvillées, ou ces pompons tropicaux au nom inconnu — ici la couleur, dans les les végétaux, est concentrée à l’extrême : violet explosif des misères municipales, jaune et orange feu des feurs de lantana, et cet arbuste dont les feuilles, vert pâle près du sol, changent de teinte au fil de la tige, jusqu’à triompher, tout au bout, en rouge sang.
(sans date)
Deux mots pour « solidarité » : symparàstassi — plutôt « aide, appui », on se tient aux côtés de quelqu’un ; et l’autre, qu’on croise tout le temps : allilengyï, où est inscrite la réciprocité : c’est, littéralement, répondre les uns des autres. Il est dans les slogans, sur les bannières, dans les argumentaires des partis et des associations. Deux fois sur trois, comme en France, on peut lire : « solidarité à ». Main tendue, mais d’en haut ? Les religieux rencontrés (M. J., les bénévoles de Caritas), eux, sont « avec ». Sur un mur, tagué à la hâte en majuscules rouges, ce slogan : « Ces nuits appartiennent à Alexis ». Il s’agit d’Alexis Grigoròpoulos, jeune homme abattu d’un tir à bout portant par un policier en 2008 ; s’en étaient suivies des émeutes dans tout Athènes. Je reconnais, avec une légère variante, une phrase lue récemment en traduisant la pièce de Manòlis Tsìpos Nature morte. À la gloire de la ville (qui a ce meurtre pour point de départ). Étrange boucle. il n’y a pas un noir en ville, ce sont les quartiers dans lesquels on passe mais tu ne trouves pas ça bizarre, il n’y a pas un noir dans cette ville, peut-être ça s’explique par les quartiers où l’on va mais, station Larissa, Maurice dit que c’est vrai, les noirs se cachent, ils ne sortent que le soir, même pour prier ils ne viennent plus, ceux qui venaient ne viennent plus, Maurice nous donne le numéro de téléphone de Trésor, qui vient du Congo et est enfermé dans le centre de rétention de Corinthe, Cécile va lui dire qu’on l’appellera, pour faire passer le temps puisque le temps ne passe pas là-bas et qu’il ne risque pas maintenant de passer : une loi a été votée il y a trois mois qui remplace le maximum de 18 mois de rétention administrative par une rétention prolongeable à perpétuité, c’est anticonstitutionnel bien sûr, le prix à payer à Aube dorée, ils font profil un peu bas depuis que des membres importants ont été écroués, profil un peu bas mais à côté de ça ces nuits sont à toi, Alexis un rêve : une petite peau, celle des ongles, une peau humaine palpitante et grandissante qui ouvre et couvre la scène (laquelle ?), le cœur bat, la peau-voile enveloppe, porte un nom, allez on est à Athènes, c’est Thésée le voile (ou la peau) de mon rêve, je cherche taisez, t’es zé, trouve rien sauf le souvenir de ce monsieur âgé, soigné, qui nous disait à deux pas de l’Acropole qu’il était aussi apollinien que dionysiaque mais ça n’a rien à voir les dieux grecs vont se venger le grand-père de B blessé sur le front du Nord en revint. B est né à Paris. A travaillé dans le textile à Barbès puis est revenu, à l’âge de 20 ans, à Athènes La bibliothécaire qui a fait ses étude en Suisse a lu autrefois et en occitan ce texte que Myrto traduit du grec. La bibliothécaire cherche les références et dit que dans ses dossiers d’il y a 20 ans elle trouverait sans doute le calme, ce calme comme jamais, drôle de familiarité, familiarité sans langue, sans oreille, quoique, ça viendrait, non ? Cet homme à l’accueil de la bibliothèque demande Titos Patrikios, la traduction des Souvenirs d’égotisme de Stendhal. On lui indique la bouquinerie où on l’a vu hier
(sans date)
L’attention portée aux végétaux est à la mesure du savoir partagé sur la nature, brutale (sous-sol rocheux, soleil qui tape, orages…). Partout, quartiers chics ou zones abandonnées, sales, riches en détritus, les arbres sont arrosés, attachés quelquefois à leurs tuteurs avec des liens de fortune (un collier de chien décoré de strass, du caoutchouc), des jardinets s’improvisent, et toujours, régulièrement, on arrose. La menthe feurit au milieu des étrons, des boules de basilic prospèrent sur un bout de trottoir défoncé. station du Pirée, un homme chante à tue-tête une chanson orientale, il se tient sur le bord du quai du métro, comme s’il s’élançait, comme une offrande. Le père de deux enfants, valises à roulettes (en direction de l’aéroport) tourne un doigt sur sa tempe : il est fou cet autre, maigre, encore, très maigre, courbé, porte dans la main deux paquets de kleenex. Main tendue il récite ou psalmodie une plainte que personne n’écoute le haut des immeubles installés dans le ciel sans nuance. Et soudain, les arbres qui souffrent la dame à la casquette verte, assise à califourchon sur le banc devant les bateaux de croisière, le rouge des marques, le bleu d’une compagnie de téléphone, protège d’un parapluie qu’elle tient bien haut la tête d’un homme allongé sur le ventre. Son fils, j’ai pensé au marché tu peux acheter des bricoles en plastique, des chaussettes et des slips Calvin Klein, des billets de loterie à l’unité, des Marlboro, des DVD porno un monsieur fouille dans les poubelles à l’entrée, porte dans chaque main un sac plastique bleu. Un autre vend des pastèques à l’entrée, barbu, jeune, sa camionnette est pleine, à l’étage il y a un matelas, le haut est cerclé de grillage et sur le matelas quelques jouets de plastique, deux enfants tout petits, et une femme, très belle allez-y, donnez votre sang entre vrais Grecs, vous allez en avoir besoin ailleurs : je ne te fuis pas, fasciste, je te cherche
(sans date)
Importance de la fête du nom : celui des saints du jour apparaît sur les écrans vidéo du métro, à côté des pré- visions météorologiques et des annonces de personnes disparues. Place Syntagma, chez Public (une sorte de Fnac mâtinée de Starbucks), des affiches proposent le calendrier des saints du mois en cours et du prochain, pour inciter à acheter, sur place, des cadeaux.
14/07
Faisant un tour sur Facebook, surprise de voir la quantité de commentaires (brefs le plus souvent) célébrant le Quatorze juillet ; ce sont en général des étrangers. (La plupart des Français s’en tapent, ou commentent les feux d’artifice.)
Depuis quelques semaines, je sais devoir traduire une comédie grecque de 1836, célèbre ici et toujours lue commentée, jouée : la « Tour de Babel » (Vavylonìa) de Dimìtrios Vyzàntios. L’intrigue roule sur l’incompréhension mutuelle entre des Grecs originaires de régions éloignées, parlant tous des dialectes différents. Je sais pouvoir compter sur les ressources des amis d’ici pour comprendre ces tripotées de mots absents du dictionnaire ; pour transposer ces parlers en français, un bricolage raisonné s’impose : pressée par le temps et sans bibliothèque spécialisée, je débouche grâce à Internet sur une pluralité insoupçonnée de sites français offrant des lexiques de divers parlers locaux, pour des régions étendues (« langue d’oc ») ou minuscules (parler de l’île d’Oléron). Et que je te rousille du cervelet, et que je te marcoure à m’en écarmailler les infestins… Bourg de godon ! si on s’écoutait, on ne lirait plus que ça de tout l’été. les gens se sont retrouvés au chômage brusquement : que faire de notre savoir-faire ? Ici, une école autogérée par les parents et enseignants. Unfollow réunit des journalistes qui font du reportage de fond. Lefteris Haralambopoulos, pour avoir dénoncé la contrebande du pétrole en Grèce par la compagnie Aegean, a reçu des menaces de mort de Dimitris Melissanidis, gérant de la compagnie nos savoir-faire on ne les perd pas, on les met à l’œuvre, c’est pas rentable mais tu t’inscris là, tu fais, en attendant l’école publique : ce sont les parents qui payent le chauffage le salaire de Maria, avocate ? L’administration reçoit 2000 euros pour chacun des salaires, des fonds européens. Elle, moins de la moitié nourrir les étrangers illégaux enfermés dans les centres de rétention ? Par les fonds européens, le double de l’argent consacré aux prisonniers grecs. Les retenus illégaux devraient manger normalement. Or, ils en témoignent, ce n’est pas le cas. sur 750 000 salariés plus de 500 000 sont sans sécurité sociale. tu as 20 ans d’expérience, 800 euros par mois et tu cotises 500 euros par mois si tu veux être protégé B raconte son stage pour apprendre à fabriquer des maisons à l’ancienne à Salonique et à préparer les semences, qu’on nous prenne tout, tout, on reviendra aux fondamentaux, c’est ça l’espérance parfois c’est de n’être que ce qu’on est qu’on ne supporte pas, être ce qu’on est c’est ça la haine, dit B la musique, le jazz, les instruments orientaux, le fado. Et la poésie : ça on te le prend pas. Comme on te prend pas non plus ce qu’on fait, là, on parle on parle, c’est ça qu’on veut, parler, le lien brasserie face à l’Agora, le café est plus cher qu’ailleurs, une expo en sous-sol, des lauriers roses sont plantés là, à même le carrelage, chaque fois que tu finis ton verre d’eau on vient pour le remplir.
20/07
Promenade au Lycabette. Arrivées en haut du rocher, à l’approche de la petite chapelle, une plaque avec une inscription en grec et en anglais : voici les beautés créées par Dieu, regardez et craignez-Le. Le soir, dîner avec les amis qui nous hébergent et d’autres, venus à l’improviste : un couple dont l’homme, Polonais, se fait appeler Artoùros et parle un grec sans défaut (mais pour dire « non », il secoue la tête de gauche à droite). L’habitude de commander beaucoup de plats différents, sans les attribuer : on met au milieu, on partage. les repas de famille, dit l’ami : tu parles pour parler, pas pour dire quelque chose. Bien sûr ça ne suffit pas, il faudrait faire tomber les antennes TV, mais déjà, tu parles pour parler. Personne ne saute sur celui qui dit j’ai voté Aube dorée, personne ne lui saute dessus qui va préparer ceci, cela, va acheter ceci, cela sur la plage, penser à ce que disait l’ami : c’est le temps de la démerde et des petits boulots, ma copine fabrique des bijoux et les vend l’été, l’institutrice vend des souvenirs au pied de l’Acropole. Sur la plage le vieux monsieur tout en noir porte sur son dos un sac poubelle. Il marche au bord de l’eau. Sa femme hisse au-dessus d’elle trois robes de vieilles soirées, on comprend que c’est ce qu’il y a dans le sac poubelle, des robes, ils les vendent tous les deux, ils sont vêtus de noir, ils portent des chaussettes et chaussures d’hiver, ils longent la mer
(récits du poète, ses souvenirs)
du service militaire dans la marine : chargé d’une séance de cinéma devant un parterre d’officiers, il fait brûler le projecteur et le film ; à l’exercice (avec armes réelles) il crée le vide autour de lui d’un séjour en Irlande, petit boulot dans une boulangerie, il doit ranger les croissants sur un chariot et les mettre en place, les fait tomber, les époussette et les remet sur le chariot On pense à Charlot (récit, plus tôt, de sa femme où il quitte l’appartement, un cintre dans le dos) mais sa tête, yeux ronds et pif considérable, est à peu près celle de Karangiòzis, le Guignol grec repris des Turcs. le corps raide, aucun naturel, la main tendue et la tête ployée dans le métro l’homme au visage vitriolé, les yeux agrandis, rouges, la peau grumeleuse, psalmodie, puis il avance, en vain, de wagon en wagon la rue Kapodistriou. Une boutique sur deux est fermée. Enoikiazetai. Devant l’entrée de Caritas : deux chevaliers en amures sont cerclés de chaînes Iliana parle français, elle était enseignante chez les Ursulines, voit sa retraite réduite, ses deux filles ont fait polytechnique, l’aînée va partir dans la recherche à l’étranger, la plupart des amis de ses filles sont en Australie, aux Etats-Unis, nos enfants sont citoyens du monde, c’est évident pour eux ce n’était pas le cas pour nous plus tard, dans la soirée, Athina raconte comment ça s’est réglé l’autre jour aux impôts : par une crise de nerfs, elle avait ses lunettes noires, son chapeau, elle a fait une crise de nerfs et les dossiers elle les a éparpillés partout dans le bureau de l’administration
(sans date)
Le soir, rencontre avec J. A., archéologue et correctrice dans des maisons d’édition spécialisées (ici, tout le monde a au minimum deux métiers). Elle nous parle de son affection pour les oiseaux, pas des espèces particulièrement rares, non, tous ces « habitants » d’Athènes qu’elle présente comme ses voisins et qu’il convient seulement de chercher à voir, toutes les fois qu’on peut, en levant la tête — inversion d’un regard scrutateur du sous-sol ? Au deuxième café (après un tour de promenade), elle se confie davantage, ou autrement. Les Grecs n’aiment rien, ni leur environnement (qu’ils massacrent), ni leurs enfants (puisqu’ils leur laisseront cette poubelle)… et de se demander si cette « colère » vient du souvenir de la guerre et de l’Occupation, ou de plus loin. Exarchia, notre futur petit pays indépendant, dit B prestataire dans l’Education nationale, tu as un nombre limité d’heures, un salaire très bas et tu es payé très en retard. L’heure de cours est tombée à 12 euros. Compte, dit-elle. en Espagne, ça fait cinq ans qu’il n’y a pas eu de concours de recrutement d’enseignants en France, on recrute des enseignants bac + 2, on appelle ça emploi avenir imagine les charges sociales sur 12 euros. Tu travailles pour la gloire, pour dire que tu travailles, pour garder un travail la jeune fille, institutrice, au pied de l’Acropole, vend l’été des bibelots aux touristes pour payer son mariage ; ça semble l’étonner que ça m’étonne Iliana, ça semble l’étonner que ça m’étonne B, ça l’étonne que ça m’étonne partout, de Pangrati à l’Acropole à Exarchia, jusqu’au Pirée, partout : enoikiazetai, à louer. Appartements à louer. Et partout, les bandes de jeunes flics, lunettes de soleil, cigarette dans une main, téléphone dans l’autre, coude contre un muret, boys band, ex-stars du porno, dit Maria l’avocate, des fliquettes, des cagoles
(sans date)
Cette pierre que, hors monuments antiques, on voit si peu dans les bâtiments de la ville (les façades sont chaulées ou crépies, après c’est le béton des années 60) surgit partout sous les espèces du marbre : marches et marches d’escaliers dans les halls d’immeuble les plus modestes, marches pour descendre au métro, marches menant à des demi sous-sols étouffants ; surtout, il voisine sur les trottoirs avec des matériaux ignobles, béton écaillé, ciment à rainures, carrelages jaune crème façon salle de bain, fer rouillé, fonte, et l’on croit retrouver dans ce chaos jovial quelque chose de la vie d’ici, torture et délice pour les pieds du visiteur.
23/07
Violence partout dans la société, subie et infigée — je l’avais bien sûr perçue à l’occasion d’autres voyages, le dernier : début de l’été 2010 ; elle m’avait alors semblé être non pas annulée ni rachetée, mais combattue par une foule d’initiatives en général non partisanes, d’associations ou de simples particuliers, témoignant du désir de s’en sortir autrement, collectivement, et par l’inventivité mise en œuvre (échanges non marchands, commandos de rétablissement de l’électricité coupée pour factures impayées, diverses formes de « retour à la terre »…). Les initiatives sont toujours là ; la violence me donne le sentiment d’avoir explosé. Est-ce la nature de notre projet, qui nous la met sans cesse sous le nez ? Ou les choses ont-elles empiré ? Sûrement les deux. Et j’en ressens deux fois l’impact : comme quelqu’un de ce pays (même si pas tout à fait), comme Française et donc Européenne — je me souviens d’avoir, après des hésitations, voté OUI au Traité européen.
31 juillet, la liste des paroles refusées et des rencontres ratées. La commerçante qui n’a pas pu parler parce que pas le temps, trop de travail. Deux ou trois petits métiers pour que ses filles puissent partir, étudiantes, en exil et je n’ai pas su ce qu’étaient ces deux ou trois métiers. L’enseignante en colère. D’autres qui avaient peur de perdre leur boulot. Ce policier enchanté à l’idée de nous parler qui s’envola le jour de la rencontre, son portable sur répondeur des siècles de domination, d’arrachement à soi-même, si bien qu’il n’y a rien à faire, je ne vois pas mon portrait, je ne vois pas mon histoire, je ne vois rien ou ne situe rien de mon histoire, tout est arraché, tout fait de lambeaux, ça fait des bulles d’idéologies et de conflits envenimés qu’on me pose là, dans un bloc de temps