"L'Exil" de Frédéric Jaccaud : l'ambiguité des cyberpunks
L’ambigu blues ultime du hacker condamné à l’exil réel et métaphorique.
Publié en avril 2016 dans la Série Noire de Gallimard, le quatrième roman de Frédéric Jaccaud tente une intense actualisation mythologique de l’influence vulgate cyberpunk, en confrontant sans concession le hacker rêvé dans les années 80-90 par William Gibson, Bruce Sterling et leurs émules à la réalité également rêvée du comment les choses se sont réellement passées – en d’autres termes, il entrechoque avec bonheur la noirceur cathodique de cette science-fiction-là avec la teinte sombre et authentiquement désenchantée du hard-boiled réaliste de la plus pure tradition, en y ajoutant plusieurs pointes décapantes d’humour référentiel acide.
Du narrateur à la fois diablement concret et terriblement indistinct, on sait qu’il a eu un passé peut-être vaguement héroïque – qu’il a touché du doigt les statues des cowboys câblés, peut-être même qu’il a compté parmi elles, au moment où une révolution informationnelle et numérique s’amorçait dans la Silicon Valley, avant de chuter pour des transgressions dont l’ampleur restera toujours à évaluer – et à apprécier selon différents points de vue suggérés. Devenu chauffeur d’escort-girls au service d’une mafia prudente et implacable, c’est un autre rêve prométhéen, surgi tout à coup, celui d’un enfant s’imaginant futur astronaute, qui va le faire rechuter, le condamnant à une fuite échevelée, gardant en poche une puce étrange dont le caractère emblématique et la nature de McGuffin hanteront le roman jusqu’au bout. Pour échapper à ses poursuivants, il doit presque littéralement se terrer dans une petite ville proche de la frontière canadienne, Grey Lake, potentiel havre de paix et d’oubli aussi bien que lieu de tous les dangers et de toutes les peurs.
Le livre fermé sur mes genoux – Neuromancer, William Gibson -, je sors ma tête par la vitre ouverte et découvre sans surprise le ciel cathodique décrità la première page du roman. Une nouvelle cigarette – le bruit du tabac sec qui brûle et consume progressivement cette lucidité inutile induite par la lecture d’un vulgaire roman de science-fiction. Peut-on poser comme postulat que nous allons entrer dans une ère technologique engendrée par l’homme que l’homme lui-même ne comprendra bientôt plus ? (…) « C’est un bouquin sur le monde de demain – sur la technologie et la communication. Tout y est sombre et triste. On voit une société qui est devenue l’inverse de ce qu’elle a tenté de créer – et puis, ce n’est pas vraiment demain. On y est déjà. En fait, ça parle d’aujourd’hui. »
Nettement moins foisonnant et moins apocalyptique que « La nuit » (2013), n’hésitant pas à se risquer à faire toucher du doigt à la lectrice ou au lecteur l’ennui et l’inaction qui rongent l’ex-hacker (réel ou imaginaire) dans ce petit village forestier qui lui donne par moments des allures de Numéro 6 à la Patrick McGoohan, cet apparent « Fargo Meets Neuromancer » est pourtant sans doute sensiblement plus subtil et plus rusé. Jouant en véritable maître avec les fantasmes et les mythes que notre début de 21ème siècle peut désormais aisément projeter sur les apparences comme sur les faits, ambigus ou non, Frédéric Jaccaud torture son héros, pour notre plus grande joie sadique et songeuse, de doutes et de regrets, d’éclairs de lucidité et d’aveuglements terribles, évoluant au millimètre entre des abîmes qui pourraient être aussi bien ceux de gigantesques complots que ceux de la folie intime.
Dans l’unique pièce à vivre, les premiers entassements visibles dessinent un code-barres incertain contre le mur ; des piles hétéroclites de livres s’élèvent du sol à mi-plafond et se concurrencent en hauteur et en stabilité – des livres mineurs lus en un seul soir, coincés entre le volant de la voiture allemande et la fumée de cigarette, qui se seront aussitôt fait oublier, enserrant sans aucune pudeur des œuvres majeures dont le décryptage a demandé des heures de concentration. Leur côtoiement vertical peut faire croire à une tentative artistique ; un questionnement sur la valeur de la littérature au sens de production de masse. Mais ces piliers se sont érigés dans un désordre imposé par l’indétermination de mes lectures, rien d’autre, aucun sens caché. Certaines colonnes se sont effondrées et les ouvrages jonchent lamentablement le sol, paraissent stupides et tragiques tels des cadavres de papier refusant de faisander.
Il faut accepter d’être un peu patient – surtout en regard des déferlements sauvages et continus de « La nuit » ou de « Hécate » – dans ce roman : la lectrice ou le lecteur en seront amplement récompensés en saisissant toute la joueuse perversité et toute la vertigineuse lucidité assemblées et mises en œuvre par Frédéric Jaccaud dans cette oscillation sans fin entre rêve et réalité, entre les images possibles de Henry Dorsett Case, Lorne Malvo et Lester Nygaard, rejoignant sans guère de paradoxe le voyage au bout de la nuit des « Résidents » (2014) de Maurice G. Dantec comme le précipice mythologique du « Crash-test » (2015) de Claro, dans un questionnement incessant et authentique, au long de ces 300 pages, du rôle de la littérature et de la culture dans la transformation de notre réalité.
Rarement la technologie, matière à fantasmes s’il en est, aura été aussi habilement et, osons-le ici, poétiquement, forcée à révéler ses équivoques fondamentales, d’utopie émancipatrice en marchandise aux ordres, d’instrument d’asservissement en chemin de rêve libérateur.
Frédéric Jaccaud - Exil, Gallimard La Noire
Coup de cœur de Charybde2
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