Relire "Je me souviens de Jack Barron et l’éternité", de Norman Spinrad
Médias et corruption, richesse et fantasmes d’immortalité : faites ch… Jack Barron, il vous le rendra.
Découvert avec son « Rêve de fer » (1972) en 1978, c’est bien avec son « Jack Barron et l’éternité » de 1969, son quatrième roman (dont on regrettera pourtant éternellement que la traduction française, par Guy Abadia en 1971 chez Ailleurs & Demain, n’ait pas osé – d’emblée – rendre la crudité du titre américain d’origine, « Bug Jack Barron », par un retentissant « Faites suer Jack Barron », ou même « Faites ch… Jack Barron »), qu’en 1978 aussi, j’ai fait entrer, comme beaucoup de lectrices et de lecteurs, pour toujours Norman Spinrad dans mon petit panthéon personnel.
Greene fit pivoter son fauteuil et contempla la petite TV perchée sur son bureau derrière la corbeille du courrier. Machinalement, il avança la main vers le paquet d’Acapulco Golds qui l’attendait sur le dessus immaculé du bureau, puis se ravisa. Quelle que soit l’envie qu’il avait d’une bonne bouffée d’herbe à cette heure de la journée, il n’était pas indiqué pour quelqu’un dans sa position d’être sous l’influence de quoi que ce soit un mercredi soir. Il regarda subrepticement l’écran éteint de son vidphone. Il se pourrait très bien que dans l’heure qui suivait il s’illuminât sur la trogne réjouie, souriante et sardonique du bon vieux Jack Barron.
Jack Barron. Lukas Greene soupira tout haut. Même un ami ne pouvait pas courir le risque de répondre en pleine vape à un appel public de Jack. Pas devant cent millions de téléspectateurs.
Et puis, ça n’avait jamais payé pour quiconque, y compris à l’époque bénie de Jack et Sara, de laisser un avantage à Barron. Quand Machin – qui se rappelait son nom à présent ? – avait fait l’erreur d’introduire un soir Jack Barron à son gril de la Birch Society, Jack avait collé à lui comme un putain de champignon vorace.
Et puis ensuite… fini Machin. Plus qu’une caméra, deux vidphones et le père Barron.
Si seulement… musa Greene, le « si seulement » familier des mercredis soirs. Si seulement Jack était encore des nôtres… Avec lui de notre côté, le C.J.S. aurait une chance valable de battre le Prétendant. Si seulement…
Si Jack n’avait pas été un tel baisse-froc. S’il avait conservé un peu de ce dont nous avions tous ressenti plus ou moins la perte pendant les années 70. Qu’est-ce qu’il avait dit (et comme il avait raison, loin de moi l’idée de prétendre le contraire !), Luke, avait-il dit, et Greene se rappelait exactement ses paroles, Jack avait une façon de vous marteler les choses pour qu’elles vous restent gravées à jamais, Luke, il y a un mauvais moment à passer quand on a décidé de se vendre et qu’aucun acheteur ne se pointe. C’est la pire chose du monde.
Et que répondre à ça ? songea Greene avec amertume. Que répondre quand on a la peau noire mais qu’on est qu’un demi-teinte, une grande gueule et un nègre blanchi et qu’on s’est hissé à coups de fanfares et de banderoles à la résidence du gouverneur à Evers, Mississippi ?
Plusieurs fois relu depuis – mais pour la dernière fois il y a sans doute près de vingt-cinq ans -, ce roman demeure encore aujourd’hui l’une des plus vigoureuses et des plus belles tentatives de la science-fiction (et de la littérature en général) pour pénétrer les doutes et les palinodies de l’aristocratie de l’argent et du pouvoir, dans un contexte politique américain archétypal dont Norman Spinrad fut toujours l’un des plus fins connaisseurs, mettant en jeu système électoral complexe et poids toujours aggravé du lobbying, en même temps que subtilité des passe-droits toujours plus nombreux que ceux que la Constitution serait prête à avouer – et pour tenter de peser, le plus honnêtement possible, la valeur exacte du « quatrième pouvoir », celui des médias alors en pleine expansion apparente.
Qui es-tu pour demander à Jack de jouer au boy-scout et de risquer tout ce qu’il a pour permettre un rêve impossible ? Le ferais-tu, hein ? À sa place, le ferais-tu ?
Je le ferais si je le pouvais, pensa Lukas Greene, si j’étais blanc et si j’avais une chance. Et, par masochisme, il laissa la télévision allumée et s’installa pour regarder, en espérant quand même, l’homme qui aurait une chance à condition qu’il veuille, l’homme qui allait dans un moment baisser froc devant le porte-coton d’Howards, le vieux Jack Barron soi-même.
À travers la mise en scène de cette formidable icône télévisuelle, ex-activiste reconverti dans le scandale cathodique en sachant parfaitement jusqu’où ne pas aller trop loin pour préserver son statut, ses revenus et ses avantages, confronté à une machination d’une ampleur quasiment métaphysique (et hélas toujours terriblement actuelle, comme de sombres affaires, émergeant trop rarement du brouillard, le rappellent néanmoins régulièrement), c’est aussi une saisissante réflexion sur l’intégrité, les compromis, les idiosyncrasies de lâcheté et la résignation que nous livre l’emblématique auteur américain, dont la grossièreté du vocabulaire dans ce roman provoqua jadis avec force les foudres des censures américaine et britannique. Autour des racismes sous-jacents à plusieurs sociétés, et de leurs manières de contourner ce qu’ils dénigrent du nom de « politiquement correct », Norman Spinrad ajoute ici, comme souvent dans les plus puissants de ses romans, une singulière histoire de nostalgie et d’amour.
BUG JACK BARRON… en lettres écarlates (imitation délibérée du traditionnel YANKEE GO HOME badigeonné sur les murs de Mexico, Vuba, Le Caire, Bangkok, Paris) sur fond bleu nuit.
Voix off de Jack Barron, grosse et bourrue. « Quelque chose vous fait suer ? »
Montage sonore en écho tandis que la caméra ne quitte pas le titre : étudiants accablant de questions un agitateur de People’s America ; amen frénétiques répondant aux vociférations d’un prédicateur baptiste mères pleurant leurs soldats traînant des paumés aigris hors du champ de la lucarne à deux dollars. Voix bourrue aux inflexions cyniques et prometteuses : « Alors, faites suer Jack Barron ! »
Jack Barron et l'Eternité de Norman Spinrad ( ed. J'ai Lu)
Coup de cœur de Charybde2
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