Mojave Épiphanie : propergols, maccarthysme et occultisme
Publié fin mars 2016 aux éditions Inculte Dernière Marge, ce récit documentaire d’Ewen Chardronnet, saisissant quelques figures humaines résolument hors normes autour de l’aventure du Jet Propulsion Laboratory de Pasadena, invention des moteurs fusées et balbutiements de la course à l’espace, dans l’immédiat après-deuxième guerre mondiale, impressionne par l’ampleur de sa collecte de données, par la discrète jubilation des juxtapositions provoquées, aussi improbables en apparence que parfaitement réelles, et par le rythme légèrement halluciné de ces parcours d’obstacles, individuels et collectifs alors que se déchaîne, par vagues successives, le maccarthysme dans toute sa noire splendeur.
Lorsque Frank retrouve Jack, celui-ci lui dépeint ses dernières années, qui ont été pour le moins chaotiques. Après le mariage, l’idylle avec son « élémentaire », terme magique par lequel il aime désigner sa femme Marjorie Cameron, a été de courte durée. À l’automne 1948, le FBI a de nouveau enquêté sur lui pour sympathies communistes et appartenance à une secte. Comme il avait perdu son accréditation secret-défense, nécessaire pour travailler dans l’aéronautique, l’hiver a été difficile. Il a dû enchaîner les petits boulots, mécanicien, pompiste, assistant médical, puis finalement un poste temporaire à l’université de Californie. Lassée par les problèmes de son mari et le monde des ingénieurs, Cameron avait alors pris ses distances et décidé de rejoindre une communauté d’artistes amateurs de fiestas et de peyotl à San Miguel de Allende au Mexique.
Sous la bienveillante égide du grand professeur Theodore von Karman, à CalTech, un petit groupe de geeks bien avant l’heure, thésards géniaux, bricoleurs insensés ou quasi-autodidactes peu complexés, développe à partir de la fin des années 1930 la propulsion à réaction, naviguant à vue et à l’instinct physico-chimique entre propergols liquides et solides, proposant dès 1941 les fusées JATO (Jet Assisted Take-Off) à l’armée et à la marine américaines (fusées qui seront popularisées dès les années 1950 auprès d’un certain public français et belge par les albums BD de Buck Danny, bien entendu).
Frank Malina, Jack Parsons, Edward S. Forman, Qian Xuesen (Hsue-Shen Tsien à l’époque – qui, forcé de quitter les États-Unis en 1955 après avoir été assigné à résidence pendant cinq ans, deviendra le père adulé de l’astronautique chinoise) et quelques autres : ces scientifiques créent sous nos yeux, au milieu de vicissitudes de toute sorte, dans une atmosphère vibratoire d’improvisation permanente et d’expérimentation à tout crin, les fondations de l’astronautique contemporaine, avant que les équipes du nazi (ou ex-nazi, parût-il) Werner von Braun ne prennent le relais à partir de 1954-1955, alors que la peur du rouge a lourdement fait rage dans le pays.
Cet été-là, Jack Parsons teste toutes sortes de mélanges de poudres et de colles pour constituer un propergol solide homogène qui puisse se consumer progressivement. Il ne parvient pas à une combinaison stable et compacte, les mélanges se fissurant en séchant. Il prend des conseils à la Halifax Powder Company et va jusqu’à envisager de tester une idée de compartimentation de divers éléments après la lecture d’un roman de l’écrivain de science-fiction Jack Williamson. Mais les explosions continuent sur le campus.
« Mojave épiphanie » nous offre un grand récit de science en action, l’une de ces fortes sagas de la construction d’un progrès qui ne s’avoue jamais vaincu, quels que soient les doutes éthiques (ou politiques, on y reviendra) qui l’entourent – et ils sont nombreux, en ces lendemains d’Hiroshima et de Nagasaki -, et qui avance, force d’échange voulant traditionnellement se jouer des frontières mais devant alors apprendre à composer, plus ou moins radicalement, avec le secret défense d’abord, avec la brevetabilité ensuite. Traitant en détail des hésitations, des impasses, des paris, des fertilisations intellectuelles nécessaires, des apprentissages, Ewen Chardronnet nous montre pas à pas, avec cette équipe bigarrée et non exempte d’une certaine folie, un cheminement intime tout à fait comparable à celui que raconte (en y ajoutant toutefois, lui, l’infusion de son ego surdimensionné) James D. Watson dans « La double hélice » (1968), concernant la marche à la découverte de l’ADN en 1953.
« Mojave épiphanie » nous offre aussi, en magnifique filigrane, un récit d’irrigation de la science « réelle » par l’élan utopique – rejoignant ainsi par un angle bien distinct les préoccupations de Fredric Jameson dans « Archéologies du futur » (2005) -, une illustration discrète mais souvent extrêmement convaincante de la manière dont le rêve, la spéculation littéraire et l’art peuvent nourrir une démarche résolument rationnelle de découverte et d’élucidation. La présence dans les interstices de cette quête de Jack Williamson, de Forrest J. Ackerman, de Ray Bradbury, de Robert Heinlein, d’Arthur C. Clarke, d’Isaac Asimov, et même de l’infâme L. Ron Hubbard (dont on pourra observer de près l’une des plus remarquables escroqueries précoces), nous envoie ainsi comme un écho anticipé de la future création de la revue scientifique Leonardo, vouée aux liens entre science et art, par Frank Malina en 1968 – comme je l’évoquerai un peu plus loin.
Le 21 janvier est organisé un meeting présidé par Linus Pauling sous le titre « Les menaces sur la liberté académique en Californie ». Pauling, qui a refusé de participer au projet Manhattan, est maintenant engagé pour la paix et donne des conférences généralistes sur la question atomique. Le meeting se tient au Hollywood Masonic Temple et l’écrivain Thomas Mann et le compositeur Roy Harris doivent également intervenir. Frank s’y rend avec son avocat Jack Frankel et sa compagne, Helen Blair, une ancienne secrétaire du parti communiste qui fait partie de l’organisation qui pilote la soirée. La réunion publique s’inquiète de l’émergence d’un climat de suspicion généralisée quant à la présence de « rouges » dans l’enseignement. À l’Est, il y a de nombreuses arrestations pour espionnage et le FBI semble s’être également réveillé en Californie. Sidney Weinbaum est de la soirée. Il est de retour à Caltech et explique à Frank qu’il a été amené à remplir un formulaire dans lequel il a dû confirmer qu’il n’avait eu aucune activité communiste par le passé. Sa femme Lina n’est pas venue. Elle est très affectée, elle a perdu ses parents dans les camps en Allemagne et son frère est au goulag. Malgré ces nouvelles sombres, la soirée se termine pour les plus motivés au club de jazz The Streets of Paris. Situé dans le sous-sol de l’ancien hôtel Christie, le club au style européen accueille des figures du jazz comme Art Tatum, Nat « King » Cole ou Miles Davis. La musique est si forte au club ce soir-là que lorsque Frank tente plus tard de s’endormir il en ressent encore les vibrations dans les oreilles. Dans ses rêves agités il prend finalement la décision d’aller voir le lendemain le docteur Cohen, un psychologue de leur cercle de relations. Il doit partir pour New York dans une dizaine de jours et espère qu’il l’aide à y voir clair.
« Mojave épiphanie » distille savamment la montée de la paranoïa maccarthyste, l’annexion presque définitive de la science par le militaire, malgré la résistance de quelques figures emblématiques de savants, beaucoup trop peu nombreuses, alors même que la simple sympathie lointaine avec des forces sociales soucieuses de justice vaut désormais brevet de communisme potentiel, et donc implicitement d’espionnage possible et de perte d’emploi assurée. Le sort du doctorant chinois Hsue-Shen Tsien, devenu ensuite l’un des membres les plus brillants du JPL, qui n’était absolument pas communiste (il avait été envoyé poursuivre ses études aux Etats-Unis par des proches de Tchang-Kaï-Chek) en demeure un emblème à jamais : las des tracasseries sans fin, privé d’emploi puis assigné à résidence, il se résoudra finalement à partir pour la Chine communiste, où il sera accueilli en héros, avant d’y conduire le programme de missiles balistiques puis le programme spatial.
« Mojave épiphanie » détaille aussi largement l’étonnante proximité d’une partie de l’équipe du JPL – et de personnalités gravitant autour d’elle – avec la branche américaine de l’Ordo Templi Orientis d’Aleister Crowley, les quêtes de liberté sexuelle et de spiritualité occulte qui animent les soirées du 1003 South Orange Grove Avenue à Pasadena, demeure « collective » gérée par Jack Parsons, et la manière dont la pure rationalité de la recherche de haut niveau s’y conjugue contre toutes attentes avec les élans mystiques et hédonistes extrêmes des affiliés du vieux mage anglais.
Le « rideau de fer » de la recherche américaine mérite effectivement de plus en plus cette appellation en cet hiver 1947. Frank a suivi la controverse suite à la nomination de Robert Oppenheimer à la direction du General Advisory Committee (GAC), le conseil scientifique et technique de la Commission de l’énergie atomique des États-Unis (AEC). Oppenheimer a défendu auprès de l’administration Truman l’idée d’un contrôle des installations nucléaires par une entité internationale et une science nucléaire ouverte alors qu’Edward Teller trouve absurde de ne pas conserver l’avantage stratégique des États-Unis et milite pour le développer à son potentiel maximal avec la bombe H. Teller est un anticommuniste convaincu et alimente en coulisse les accusations d’éventuels liens d’Oppenheimer avec le Parti communiste des États- Unis. Mais Robert Oppenheimer a le soutien de personnalités de haut rang, comme Vannevar Bush, le général Groves ou le secrétaire à la Guerre Robert P. Patterson et recommande tout de même de construire plus de bombes A et de développer les Laboratoires Sandia pour accélérer l’intégration des têtes nucléaires dans des missiles comme le Corporal. Il n’y a guère que les voix discordantes de Linus Pauling, Albert Einstein et Leó Szilárd, unis dans le Comité d’urgence des scientifiques atomistes pour condamner ces velléités de développement d’armes de destruction massive.
« Mojave épiphanie » n’a peut-être pas le machiavélisme romanesque du « Oméga mineur » de Paul Verhaeghen, ni la puissance construite du « La conquête des cœurs et des esprits« d’Hugues Jallon, qui portent sans doute tous deux un regard plus matois, que ce soit dans la communauté des savants atomistes ou à travers les figures de L. Ron Hubbard, d’Ayn Rand et de Neil Armstrong, sur ce qui était (et demeure) à l’œuvre dans l’idéologie américaine de la guerre froide. Ses 350 pages abusent peut-être un peu des longues citations de lettres ou de discours émanant des principaux protagonistes. Il n’en reste pas moins qu’Ewen Chardronnet nous offre ici une somptueuse tranche d’histoire ignorée, de plongée sans concessions dans les coulisses influentes et déterminantes de cette charnière du vingtième siècle, et parvient à extraire de l’enchevêtrement et de la confusion, joyeux comme sordides, de magnifiques histoires de vie et d’affirmation, à l’image de celle de Frank Malina, devenu peintre et artiste cinétique, créant en 1968 à Paris la superbe revue scientifique Leonardo, qui œuvre depuis lors (sous l’égide de son fils après sa mort en 1981) au rapprochement entre art et science et à leur fertilisation croisée.
Mais les intérêts des lobbys sont également présents à la grande conférence de Lake Success et ceux-ci noient les experts d’études prédisant des réserves mondiales de pétrole et de gaz pouvant encore durer des siècles. La véritable menace vient cependant d’ailleurs. L’anticommunisme qui s’est emparé de l’Amérique autorise les conservateurs à toutes les manoeuvres. Dans les jours précédant la conférence, une série d’articles suggèrent que le personnel des Nations unies est infiltré par des « étrangers subversifs » et des « rouges ». Le sénateur Patrick McCarran, un avocat expert dans les intérêts miniers et président du comité judiciaire du Sénat, contribue à dénigrer la Conférence, affirmant que l’ONU n’est que l’extension au monde entier de la politique d’État-providence de Roosevelt. Bientôt des agents du FBI mettent en place des écoutes téléphoniques des bureaux de l’ONU et organisent un réseau d’informateurs sur les convictions politiques des salariés. Un des premiers à être visés par cette surveillance est Alfred J. Van Tassel, le secrétaire exécutif de la Conférence scientifique, qui est responsable de sa structure, de ses procédures et programmes. Van Tassel a été un économiste ingénieur du New Deal. Il est alors convoqué devant un grand jury fédéral à New York pour savoir si oui ou non « un groupe de citoyens américains déloyaux associé avec le mouvement communiste international » est employé à l’ONU. Convoqué à répétition, il finit par se retrouver devant le comité McCarran. Il plaide le droit au silence, garanti par le cinquième amendement de la Constitution.
Tous mes remerciements à Ewen Chardronnet pour les photos d’époque proposées par son blog, ici.
Mojave Epiphanie de Ewen Chardronnet aux éditions Inculte, collection Dernière Marge
Coup de cœur de Charybde2
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