"L’énergie noire de P. N. A. Handschin" : Noire en matière de langage
L’expansion explosive de la narration, par le pouvoir de précision et d’accumulation de la matière noire du langage.
Après avoir lu avec un ravissement toujours aussi incrédule quatre volumes de « Tout l’Univers », le travail monumental de P.N.A. Handschin entamé en 2003, je me demandais encore, au moment d’aborder ce tome VIII paru en octobre 2015, « L’énergie noire », quels seraient les tours de magie, chaque fois différents mais établissant au fil des années une puissante cohérence, mis en œuvre ici par l’auteur pour dépecer et réorganiser à nouveau l’usage du langage, et pour poursuivre sa mise en abîme des mécanismes, visibles et moins visibles, du storytelling contemporain et de la quête de vide qui le caractérise.
Débarrassée de son tee-shirt et sa jupe et foulant pieds nus le rivage d’une blancheur tendre et délicatement rosée, s’élançant vers l’eau enjambant çà et là – semés au hasard – des coquilles nacrées et acérées des profondeurs, des lambeaux d’algue brune arrachés par les flots grondants (c’est tout juste si on distinguait les éclats de voix les cris aigus et prolongés) écumants et de gros galets ronds et noirs comme l’encre, qui disparaissaient eux aussi progressivement lentement sous la marée montante, houleuse détruisant éparpillant implacablement les châteaux de sable similaires façonnés patiemment.
S’il mobilise en sous-main les ressources de production d’énoncés semi-automatisés dont il avait accumulé les moyens dès « L’Aurore » (2005), et bien davantage avec « Ma vie » (2010) et « Abrégé de l’histoire de ma vie » (2011), et si le travail sur la précision et sur l’encyclopédisme effectué dans « Traité de technique opératoire » (2014) va se révéler ici essentiel, c’est pourtant en apparence à une narration (presque) « classique » que s’attaque maintenant P.N.A. Handschin.
En parcourant les tranches de vies – ou peut-être de rêves et de cauchemars d’abord savamment ordinaires – proposées par l’auteur, on croira ainsi accompagner une petite Jessi affrontant, enfant, les vagues d’une plage, un petit Pierre fuyant en forêt des soldats de la Waffen SS, une jeune Jessi (la même ou non) et un jeune Pierre (le même ou non) tentant d’échapper à un tragique accident de funiculaire montagnard, une femme (serait-ce Jessi ?) s’attaquant à la rénovation d’un ancien moulin abandonné, un aveugle (serait-ce Pierre ?) cherchant son chemin dans une rue commerçante enguirlandée, aidé d’une guide improvisée (serait-ce Jessi ?), et on découvrira bien d’autres fragments aux associations incertaines ou fragiles mais pourtant curieusement indéniables.
Les murs ça c’est ma partie Excepté ce pan-là évidemment dans un triste état, la grosse maçonnerie tient son aplomb Pardon ? Oui bien sûr, de la pierre de pays Par contre, ça veut dire boucher les percements d’origine De toute façon toute la mécanique meunière a disparu Pardon ? Non, d’avant la Révolution, très certainement Tenez, ici, et s’écartant du seul petit escalier à vis – maculé de lichen -, et lisant la curiosité sur le beau visage de celle dont il n’a pas retenu le nom (écrit cependant en lettres capitales dans son agenda à couverture cartonnée rigide, à côté de celui d’un hameau – attaché à la commune de L. – où il n’était encore jamais allé), et caressé (ce visage attentif et très beau) par les reflets du soleil déclinant sur l’eau glacée et mouvante qui parvenaient jusqu’à eux à travers la large lézarde zigzagante, l’énorme brèche comme des mâchoires distendues, l’artisan lui montre les débris du cadre en bois massif où était ajustée la meule intérieure fixe, gisant d’ailleurs (sur le sol détrempé et spongieux des averses récentes) à l’extérieur (à moins qu’il ne se soit agi de la meule tournante, de dessus), cassée en plusieurs morceaux de taille inégale recouverte totalement de fougères et de ronces hérissées vigoureuses et où se cache, ou s’embusque et attend patiemment (prédation passive), une vipère aspic (corps épais, tête triangulaire, museau retroussé et yeux à pupille verticale), dans le sous-bois abondant, profond et sombre enserrant assiégeant irrésistiblement la ruine, après quoi, ayant consulté brièvement son téléphone portable (l’écran en est complètement rayé), il lui expliquera qu’un tel retapage – c’est le terme qu’il emploie, redisant aussi que c’est un chantier bien plus compliqué ardu qu’il n’avait imaginé tout d’abord, lorsqu’elle était venue inopinément à l’entreprise (un hangar étroit et mal aéré avec bureau semi-vitré dans l’angle, attenant à son domicile mais non communicant) …
S’il enchevêtre à loisir ces différents tissus vivants, comme pour démontrer l’instabilité fondamentale de toute tentative narrative, c’est de l’intérieur même du langage que P.N.A. Handschin va conduire son expansion explosive. Usant et abusant avec maestria du pouvoir de précision et d’accumulation de cette matière noire conquérante, inarrêtable dans sa quête d’existence, il provoque la phrase, la laisse lever et gonfler sous l’impulsion encyclopédique, sous la surabondance potentiellement digressive, qui vont en distendre la peau, porter l’enveloppe à un degré de déformation inouï, sans la déchirer, mimant avec une extrême habileté cette « énergie noire » qui donne son titre à l’ouvrage – « énergie sombre », nous dit Wikipédia -, et démontrant sans discours inutile, du même élan, la malléabilité terrifiante du logos que la donnée experte, déversée à flots se voulant louables, noie, et vide de son sens possible. Même si pour mener à bien l’expérience jusqu’à son terme poétique et logique, il a fallu soumettre la narration à l’accident, qu’il soit naturel, mécanique ou socio-politique, et à la puissance brutale des participes présents torrentiels et des propositions subordonnées cascadantes.
Et c’est ainsi que P.N.A. Handschin est grand, et poursuit son œuvre salutaire de démystification poétique, en action et en écriture, de ce qui est fait, sous nos yeux, au langage, par le travail permanent de sape de ses ressources, gigantesque casus belli invisible, au sens d’un autre poète, D’ de Kabal.
… zigzaguant entre les arbres d’âge et de dimension variés donc (les troncs lisses et élancés, colonisés par de fines croûtes plus ou moins circulaires de lichen gris argenté aux fructifications ressemblant à des hiéroglyphes éparpillés, étincelaient singulièrement sous les rayons obliques du soleil matinal, l’aveuglant presque), malaisément, lorsqu’au loin le hameau (où vivaient une trentaine de personnes, à quelques kilomètres de la ligne de démarcation), retentit soudain d’une seconde salve d’armes automatiques – crépitante -, étouffée, et plus courte, à laquelle succédèrent, avec une régularité horrible, des détonations incisives provoquant à chaque fois l’aboiement sinistre des chiens dont l’enfant croyait déjà sentir sur sa nuque fragile le souffle tiédasse fétide, et qui, allongeant le museau reniflant l’air, tiraient violemment sur leurs laisses, faisant trébucher sans arrêt les soldats de la Waffen SS en treillis camouflé (sur le haut de la manche gauche est cousu l’aigle aux ailes déployées tenant dans ses serres une couronne de laurier entourant la croix gammée) qui finirent par se dégager rageusement de la confusion des branchages épineux noués entrecroisés au hasard …
L’énergie noire de P. N. A. Handschin aux éditions Argol
Coup de Cœur de Charybde2
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