Du sable, comme s'il en coulait - ou bien du sable dans la mémoire ?
Un fou road novel carrollien, légitimement survolté, aux accents de rocaille et de rage joueuse.
Publiée en 2015 à La Volte, cette collaboration (posthume) entre Emmanuel Jouanne (décédé en 2008) et Jacques Barbéri (bien vivant, lui) impressionne à plusieurs titres. Comme l’explique remarquablement la précieuse postface de Richard Comballot (qui fut à l’origine du projet), il fallait le talent de Jacques Barbéri, son goût pour la gouaille et le jeu langagier, pour la poésie instantanée et pour le foisonnement imaginatif, afin de donner vie à cette ultime tentative, inachevée, de cette étoile brisée de la science-fiction et de la littérature que fut Emmanuel Jouanne.
Il avait d’abord été un peu étonné ; d’après son sens de l’orientation, plutôt fiable, ils prenaient la direction du centre au lieu de s’en écarter. Comme leur but consistait à quitter le bunker au plus vite, Kô ne comprenait pas pourquoi Véga ne se contentait pas de les conduire presque à la verticale de leur position, et empruntait ce qui ressemblait fort à une promenade.
– Ça va plus vite par là, avait répondu Véga à la question que Kô s’était décidé à poser. Si on essayait de monter tout de suite, on trouverait des tas de sas et de postes de contrôle.
Au fond, Kô savait qu’il ne devait pas être surpris : la ligne droite ne faisait plus recette depuis des décennies, dans cette civilisation du tordu pour les tordus… Et « passe-droit » signifiait très souvent « contournement ». Tu veux grimper ? Passe par-dessous. Tu comptes sortir ? Entre, on va en discuter. La logique en avait pris un sérieux coup dans l’aile, et les évidences. Pourtant, il n’arrivait parfois pas à se faire à ce qui aurait dû le réjouir – cette démolition sournoise et universelle du prêt-à-concevoir. Et c’est avec une certaine mauvaise humeur qu’il suivait l’autre.
Il serait sans doute vain (et potentiellement dommageable) de tenter de raconter ce road novel éclaté, truffé de références discrètes à un grand nombre de figures du corpus science-fictif par les deux auteurs érudits en diable : retenons seulement que, pour des raisons mystérieuses, intimes et politiques à la fois, un fonctionnaire haut de gamme (qui se trouve être un exécuteur de personnes bien réelles, contaminées par l’apparente entropie cybernétique que sont les micro-puces devenues essaims incontrôlables que l’on appelle ici les Autres), membre de l’impressionnant appareil policier d’une société principalement vouée à la consommation, à la production de croissance et au rêve blanc éveillé (couleur de neige cathodique, dirait sans doute en substance William Gibson), est amené un beau jour à prendre la fuite, à quitter le Bunker souterrain, siège immémorial et base d’opérations de ce contrôle social puissamment mortifère mais néanmoins en pleine déréliction.
Se déployant autour de cette fuite, on trouvera, avec une joie féroce teintée d’incrédulité poétique, un vrai-faux clochard céleste, policier de bureau aux allures de moine bouddhiste, capable d’inventer au pied levé les aphorismes nécessaires ou de fabriquer en quelques minutes le pantin ventriloque qu’il troquera en guise de droit de passage auprès des douaniers de l’octroi de Paris, une chauve-souris mutante au groin de goret immanquable, dont le vampirisme d’une grande politesse rythmera l’errance du groupe bientôt improvisé, un authentique ange qui contourne régulièrement sa propre métaphore, une Belle au Bois Dormant au destin potentiellement insoutenable mais résolument grandiose, une maison au bord du gouffre, éminemment chère à nos cœurs de lectrices et de lecteurs, envahie par la jungle nettement ligneuse et curieusement lignarde, une girafe de haute technologie qui ne déparerait pas les (hélas oubliées) autoroutes urbaines de « L’empire contre-attaque », et bien d’autres silhouettes, transitoires ou détaillées, essentielles ou joliment anecdotiques, pour poivrer ce cocktail insensé où transparaissent tant la poésie du « Nuage » d’Emmanuel Jouanne que celle du « Narcose » de Jacques Barbéri
– Ca sent le roussi, dit Vesper.
– Appréciation timide. Je dirais plutôt le cramé.
Lorsque le monstre émergeade la forêt en une explosion d’arbres et de guerriers de bois, l’appréciation d’Arec s’avéra elle aussi plutôt faible.
Les contours de la Bête étaient légèrement flous, comme si elle naviguait entre deux mondes et qu’une partie de son corps était invisible. Elle avait un thorax, un abdomen, des pattes et une tête, mais il était nécessaire de faire appel à une nouvelle terminologie pour qualifier le reste. Elle était couleur de rocaille. Dragon au cœur de pierre. Couleur d’ivoire et en avait le tranchant. Ses contours étaient d’Apocalypse et son rugissement nucléaire.
– C’est par où, la sortie ? couina Vesper.
L’association de cette furieuse intrication surréaliste immédiate, riche en clins d’œil à Lewis Carroll, évoquant souvent irrésistiblement le Jérôme Noirez de « Leçons du monde fluctuant », de cette cascade de jeux langagiers dégainés sans répit par plusieurs pistoleros sous substances interdites, et de cette toile de fond socio-politique gentiment datée dans le panthéon science-fictif français (à l’image de ce que j’évoquais à propos du « Krysnak ou le complot » de Daniel Walther, par exemple), ne fonctionne pas toujours parfaitement, et il peut y avoir hésitation ou agacement à quelques moments au fil des 370 pages du roman. Il faut accepter ici de se laisser emporter par le torrent et par son tumulte d’où surgissent sans cesse et sans préavis les rochers éminemment sérieux et les écueils de rire pur, pour un exercice réussi qui va bien au-delà de l’hommage à un camarade de combat que le destin chahuta mortellement.
Mémoires de sable d'Emmanuel Jouanne & Jacques Barbéri, éditions de La Volte
Coup de cœur Charybde2
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