« La promesse de l’Est » : le rêve exterminateur nazi en utopie dérisoire
Une magistrale analyse du versant utopique du rêve exterminateur nazi.
Publié au Seuil en 2016, six ans après l’incroyable travail que représentait « Croire et détruire », « La promesse de l’Est » tient à la fois de la continuation des travaux, de la contraposée apparente de la thématique précédente et de la synthèse provisoire des lieux arpentés par l’historien Christian Ingrao.
En premier lieu, en étudiant le nazisme comme une promesse à dimension utopique, en en suivant l’incarnation dans des individus et des cohortes et pas uniquement dans des politiques publiques, il s’agit de restituer la cohérence des perspectives des acteurs, de leurs horizons d’attente et de leurs logiques politiques.
En second lieu, il s’agit d’inscrire leurs discours, leurs croyances et leurs pratiques dans le cadre d’une anthropologie sociale de l’émotion individuelle et collective qui seule permettrait de comprendre la puissance de l’attractivité du système de croyances nazi. Les affects et les émotions générés par le sentiment d’œuvrer pour la réalisation de l’utopie raciale et sociale doivent en effet être pris en compte et restitués dans toute leur intensité. Le nazisme, c’est en tout cas l’hypothèse qui anime ce livre, est tout à la fois affaire de haine et d’angoisse, lesquelles sont les principaux moteurs émotionnels du continuum conduisant à la tentative d’extermination exhaustive de la Judéité européenne, mais il est aussi affaire d’espérance, de joie, de ferveur et d’utopie : celle de bâtir un nouveau monde, un futur alternatif. Un futur nazi.
Proposant d’emblée un véritable récit du moment historique de l’Utopie nazie (de septembre 1939, qui voit simultanément l’invasion de la Pologne et l’entérinement rétroactif de la loi permettant l’euthanasie des malades incurables, à l’été 1943, lorsque, plutôt que d’illusion dissipée, il faudra plutôt parler de changement de priorité), Christian Ingrao dissèque les composantes de ce rêve cauchemardesque, et montre avec brio l’intrication des différents versants de cette Utopie, le caractère profondément inséparable ici, malgré toutes les allégations et tous les habillages, du croire et du détruire – dont la genèse intellectuelle et doctrinale avait été précédemment tracée.
En parcourant d’abord les hommes et les institutions de l’Utopie, le chercheur met à jour, dans les archives officielles patiemment reconstituées et dans les archives privées, tout un réseau de correspondances, d’échos et de convergences qui dessinent les contours surprenants de cette utopie managériale, de cette profusion, si typique du nazisme, d’administrations concurrentes, fût-ce à l’intérieur même de l’empire de la SS et de son large consensus, rivalisant de ferveur et d’activité pour faire valoir leur rôle dans la réalisation du rêve glacé. « Nébuleuse d’institutions », « Réseaux et parcours des hommes de l’Est » sont les deux chapitres essentiels pour saisir l’enchaînement des plans et des contre-plans, l’imbrication des grands desseins à long terme et des innombrables ratages à court terme, les changements incessants qui interviennent alors même que la griserie des succès militaires de 1939-1941 joue son rôle opiacé. En s’achevant sur un troisième chapitre insensé, « Osteinsatz : le voyage à l’Est, forme de la ferveur nazie », cette première partie met en évidence les dimensions initiatiques de cette folie partagée, qui touche ici, dans ces « services » auprès des Volksdeutschen, étudiantes et étudiants, militantes et militants, tout un peuple de civils qui y trouvent leur propre croisade comme en écho secret au passage, que nous montrait « Croire et détruire », des intellectuels de la SS par l’épreuve (censée de plus d’une manière tremper le caractère et la foi) des sonderkommandos.
L’Osteinsatz est décrite sur le mode de l’aventure : les traîneaux, la neige donnent une dimension magique à ce qui est une mission en contexte de guerre, Wallrabe ne l’oublie jamais. Elle est décrite par un militant nazi dont les catégories raciales sont très profondément internalisées, et la représentation biologisée du bolchevisme comme une infection microbienne, une peste, n’est pas la seule occurrence de cet imaginaire biologique qui se trouve au fondement de la foi nazie : rappelons aussi qu’à ses yeux le secteur de l’opération est « infesté de partisans ». La mission de l’Osteinsatz est double. D’une part, il s’agit de sauver les Volksdeutsche en organisant leur évacuation de la zone de guerre et des territoires en danger immédiat. De l’autre, il s’agit de rééduquer des gens confrontés depuis vingt-cinq ansà la contamination bolchevique. L’Osteinsatz a une dimension thérapeutique et salvatrice. (…)
(…) Herbert Wallrabe finit par évoquer la mission d’ingénierie socio-raciale étatique qui consiste à enregistrer des migrants qui finiront par être rééduqués dans des camps avant d’être éventuellement réimplantés sur des territoires à germaniser. Plus profondément, le lieutenant SS insiste sur le caractère passionnel de l’action, sur l’émotion que fait naître chez lui le rapatriement des Volksdeutsche. Avant d’être exprimée aussi clairement en conclusion, cette passion sourdait tout au long du texte : fascination pour la guerre, lecture passionnément raciale de l’espace, des hommes et de l’histoire, haine d’un communisme appréhendé sur le mode de la contagion microbienne : toute la formulation ressortait à cette passion politique qu’était la croyance nazie, à la dimension salvatrice et euphorisante de la migration retour. Tel semble avoir été le contour de l’expérience de cette Osteinsatz particulière, moins marquée par le paroxysme meurtrier que l’Osteinsatz génocide des hommes de la Sicherheitspolizei et du SD au sein des Einsatzgruppen, ou des hommes de l’ORPO (Ordnungspolizei, police chargée du maintien de l’ordre) dans les bataillons de police et les troupes d’état-major des SSPF ou HSSPF.
La deuxième partie de l’ouvrage, consacrée aux « Temps et espaces de l’Utopie », est aussi celle qui confronte de la manière la plus brutale le rêve millénariste nazi aux vicissitudes du réel, frictions administratives, luttes d’influence, et, bien entendu, évolution adjacente du monde réel – et principalement, celle de l’agression lancée le 22 juin 1941 contre l’Union Soviétique.
La richesse apportée par l’analyse intégrale d’une vaste exposition grand public consacrée à la germanisation de ces vastes espaces « quasiment vides » (et c’est bien là que le bât blesse, et que le non-dit du rêve rejoint l’horreur du déplacement des populations, puis de l’extermination, car ces espaces, non, ne sont évidemment pas « vides ») et par le suivi de la pente bâtisseuse et gestionnaire de la SS à son sommet (l’éradication par le devis, motif nazi fondamental que Robert Merle avait su si bien rendre dans la tragique épaisseur romanesque de « La mort est mon métier ») permet au chercheur de traquer finement la confrontation du fantasme à la réalité, et le basculement graduel et totalement inévitable dans la logique de mort – au-delà même des intentions idéologiques éventuellement affichées en amont -, sous le simple poids de l’efficience managériale pataude qui caractérise ces centres de profit quelque peu particuliers au sein de la machine cahotante du nazisme opérationnel.
La lenteur, la négligence, l’identité subalterne des personnes désormais en charge du dossier Generalplan Ost disaient en creux la nouvelle réalité. L’avenir et l’Utopie qu’il portait n’étaient plus d’actualité, n’avaient plus aucun intérêt dans un Reich désormais tout entier mobilisé dans l’immense effort de mobilisation des ressources, des hommes, des volontés au service de la survie qui passait par la victoire des armes.
Qu’on nous entende bien : le Troisième Reich n’était pas mort, la croyance nazie non plus. La foi restait vivace, dans toute la diversité de ce qu’elle avait toujours revêtu. Mais l’espérance s’estompait, l’horizon d’attente avait muté et l’advention impériale s’était dissipée et avait été remplacée par un horizon d’attente moins multidimensionnel, plus axé sur le présent du combat et des mobilisations.
L’utopie nazie avait vécu.
La troisième et dernière partie de cette somme fascinante et roborative est consacrée à une forme singulière d’étude de cas, celui de la région de Zamosc, aux confins de la Pologne, de l’Ukraine et presque de la Biélorussie, lieu emblématique où les logiques fictivement disjointes des déplacements de population, de la « réorganisation » et de l’extermination pure et simple purent, durant quelques fragments d’années, se côtoyer, se combattre fugitivement, et fusionner irrémédiablement, montrant mieux que bien des discours le caractère essentiellement mortifère du rêve nazi.
L’utopie nazie a ainsi plongé l’Europe dans des ténèbres dont cette dernière a pourtant trouvé la force de se sortir pour se bâtir un avenir. C’est sans doute de cela que, en nos « temps d’algèbre damnée » tout faits de guerres de l’entre-soi moyen-orientales, de désespoirs réfugiés à nos frontières, de politiques du renoncement ou de l’abandon, et d’obscurité existentielle, nous devrons nous remémorer.
Christian Ingrao, tout au long de ces 350 pages de texte, abondamment servies par une copieuse et remarquable bibliographie, par une cartographie précieuse et par une iconographie limitée mais fort judicieuse, sert fidèlement l’Histoire, et nous donne magnifiquement, inconfortablement, décisivement, à penser le présent. Et nos temps ne sont pas de ceux où ces munitions mentales, intellectuelles, mais in fine à visée fort pratique, si l’on y prête un peu d’attention, seraient un luxe.
La Promesse de l'Est de Christian Ingrao aux éditionsdu Seuil
Coup de cœur de Charybde2
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