La Sicile en mode Montalbano

Une 23ème enquête fort songeuse pour le commissaire sicilien de Vigàta.

Publiée en 2012, traduite en français en 2016 par Serge Quadruppani au Fleuve Noir, la vingt-troisième enquête du commissaire sicilien Salvo Montalbano constitue une excellente occasion, tout en goûtant son plaisir sans aucune hésitation, de s’interroger sur les secrets possibles d’une telle longévité romanesque gardant tout son charme, ce que fort peu d’enquêteurs fictifs parviennent à atteindre, en ce qui me concerne, en tout cas.

La matinée, dès l’aube, s’était avérée changeante et capricieuse. Et donc, par contagion, le comportement de Montalbano, en cette même matinée, serait, au strict minimum, instable. Quand ça arrivait, le mieux était de voir le moins de monde possible.
Plus les années passaient, et plus son humeur s’adémontrait sensible aux variations climatiques, de la même manière qu’une augmentation ou une diminution de l’humidité agissent sur les douleurs articulaires des vieux. Et il aréussissait toujours moins à se contrôler, à cacher l’excès d’allégresse ou de mauvaise humeur.

Il y a tout d’abord ici, essentielles, une langue et une musique. Ce qui n’est pas si fréquent en matière de roman policier de type procedural, au sens large. Cette musique particulière s’ancre dans le mélange et la superposition de trois langues, l’italien « normal », le sicilien, et le langage très personnel parlé par le commissaire Salvo Montalbano et quelques-uns des autres protagonistes de ces romans, imbroglio linguistique porteur d’un charme particulier, dont Serge Quadruppani explique patiemment, dans la préface de chaque volume, certains des tenants et aboutissants. Que la lectrice ou le lecteur pressés prennent garde : malgré certaines apparences, la préface change au fil des volumes, car le traducteur y explique régulièrement certains de ses choix, certaines des voies explorées d’abord qu’il abandonne ensuite, certaines des évolutions douces qu’il met en œuvre progressivement, aussi. Au fil des volumes, nous avons pu ainsi partager ses options et ses interrogations quant aux registres à retenir, et noter quelques expérimentations (ce 23ème épisode, par exemple, semble utiliser un peu plus qu’auparavant certaines expressions originales en italique, et davantage d’apostrophes d’élision orale).

En théorie, il n’aurait dû se trouver personne au commissariat, à l’exception du standardiste, vu que ce serait ‘ne journée spéciale pour Vigàta.
Spéciale du fait que, de retour d’une visite dans l’île de Lampedusa où les centres d’accueil (oh que oui, messieurs-dames, ils avaient le courage de les appeler comme ça !) pour les migrants n’étaient plus en état de contenir ne fût-ce qu’un minot d’un mois en plus – les sardines salées avaient plus d’espace -, Môssieur le ministre de l’Intérieur avait manifesté l’intention d’inspecter les camps d’urgence mis en place à Vigàta. Lesquels, de leur côté, étaient déjà pleins comme un œuf, avec la circonstance aggravante que ces malheureux étaient contraints de dormir par terre et de faire leurs besoins dehors.

Ce police procedural un peu particulier que constitue, roman après roman, la saga du bourru officier de police sicilien et de son commissariat de Vigàta, tient notamment la distance, me semble-t-il, par un maniement presque théâtral des principaux personnages, dont certaines caractéristiques résolument inamovibles nous offrent des repères et des ressorts dignes de la commedia dell’arte : Mimi Augello et ses conquêtes féminines, Fazio et sa rigueur encyclopédique, Gallo et sa conduite de champion du monde de rallye, Catarella et sa bêtise aussi abyssale que généreuse et bonhomme, la cuisinière Adelina et sa susceptibilité, le procureur Tommaseo et sa concupiscence, le Dr Pasquano et ses lendemains difficiles de soirées de jeu, l’avocat Gutttadauro et ses sous-entendus véreux, ou, bien entendu, Livia l’éternelle fiancée et ses coups de téléphone houleux.

Catarella se tenait à un pas de distance, mais debout, immobile au garde-à-vous, incapable d’articuler un mot, submergé par l’émotion de mener une enquête avec le commissaire.
Tout alentour, un paysage désolé, plus de pierres que de terre, quelques rares arbres qui souffraient d’un manque d’eau millénaire, des plaques de sagine, des touffes énormes d’herbe sauvage. A un kilomètre de distance, ‘ne bicoque solitaire, peut-être celle qui donnait son nom à la campagne.

Et pourtant, derrière chacun de ces masques – ou presque -, rien n’est réellement figé, et la plupart de ces compagnes et compagnons de route de Montalbano, au fil des 23 épisodes, continuent à évoluer, parfois insensiblement, parfois de manière quasiment spectaculaire. C’est aussi que derrière la façade d’une Sicile joliment immuable, Andrea Camilleri ancre presque tous ses épisodes dans une réalité contemporaine mouvante, dure, volontiers tragique, dans laquelle chaque fait divers finit qu’on le veuille ou non par refléter la déliquescence politique et morale qui est ici – comme ailleurs – redoutablement à l’œuvre.

Ça commençait bien.
– Qu’est-ce qui fut, à hier, vous avez perdu au poker ?
Pasquano était un joueur acharné, mais trop souvent la chance n’était pas de son côté.
– Non, à hier, ça a bien marché, mais ça me les brise menu d’attendre que le dottor Tommaseo daigne se présenter.
– Mais Tommasseo serait ponctuel s’il ne se trompait pas de route et s’il ne s’emplafonnait pas. Il faut le plaindre.
– Et pourquoi ? Moi, je peux avoir de la compassion pour vous qui êtes au bord de la démence sénile, pas pour un type encore jeunot.
– Et pourquoi est-ce que je serais au bord de la démence sénile ?
– Passque vous en avez les symptômes. Vous n’avez pas remarqué comment vous venez d’appeler Tommaseo ?
– Non.
– Tommasseo. Se tromper dans les noms, c’est justement un des premiers symptômes.
Montalbano s’inquiéta. Vous voulez voir que Pasquano a raison ? N’avait-il pas appelé Marian « Livia » ?
– Mais ne vous inquiétez pas. Le processus de dégénérescence est long. Vous avez encore le temps de faire une grosse quantité de conneries.

Andrea Camilleri

Peut-être aussi Andrea Camilleri a-t-il su bâtir, puis étayer, un héros central fabuleusement humain, comme un faux personnage de conte contemporain, qui, à la différence de bien des policiers « d’aujourd’hui » (scandinaves ou américains), ne vit pas uniquement dans l’hypocondrie, l’abattement et la dépression, mais, bien qu’empli des doutes de l’âge qui vient inexorablement, se jette rageusement dans un carpe diem forcené et conjuratoire, avec cette sourde conscience de n’avoir qu’une seule vie. Fort peu d’auteurs de noir parviennent actuellement à jongler ainsi, une à deux fois par an, avec la tragédie et la farce, d’un même élan, en se maintenant en équilibre avec un beau brio sur cette délicate ligne de crête. Et c’est ainsi que, sans guère de complaisance scénaristique, Salvo Montalbano parvient à rassembler depuis maintenant 22 ans tant de lectrices et de lecteurs, auxquels j’ai à chaque fois la joie de me joindre (deux fois par an ces temps-ci, Fleuve Noir et Serge Quadruppani semblant décidés à combler le retard de 5-6 volumes qui a longtemps séparé l’édition française de l’édition originale italienne).

Une lame de lumière – Montalbano 23 d'Andrea Camilleri - Fleuve Noir
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