Programme spatial bulgare dans les yeux d'une enfant

Illusions et désenchantement d’une petite fille rouge.

La narratrice anonyme du premier roman de la réalisatrice et auteure d’origine bulgare Elitza Gueorguieva, paru en août 2016 aux éditions Verticales, est une enfant de sept ans qui dans les années 1980 en Bulgarie rêve de s’envoler vers les étoiles comme le héros de la conquête spatiale soviétique, Iouri Gagarine. Ce destin héroïque, qui ne sied pas plus à une petite fille dans la Bulgarie communiste qu’ailleurs, devient la mission secrète de cette enfant pleine d’humour, de logique et d’astuce, qui rassemble des informations et du matériel pour pouvoir commencer son entraînement.

«Ton père n’est pas un manuel de cosmonautique, t’assure-t-il en mastiquant nerveusement un cure-dents. Tu comprends que ton enquête sur Iouri Gagarine, menée vigoureusement depuis quelques jours auprès de ton entourage,  n’est pas prise au sérieux, et cela t’indigne au plus haut point. Tu décides de te venger et tu caches la boîte de cure-dents derrière le frigidaire, manœuvre surprise par ton père qui te demande de t’expliquer. Tu lui dis alors, tout en remettant la boîte de cure-dents à sa place, que tu aimerais aborder avec lui, afin de mieux décortiquer l’histoire de la conquête spéciale, quelques problématiques concrètes, à savoir :

a) C’est quoi ?
b) C’est où ?
c) Comment peut-on participer ?»

Iouri Gagarine

Ses rêves de conquête spatiale sont sans doute une allégorie des espoirs de fuite du monde rigide et cruel de la République populaire de Bulgarie de Todor Jivkov, mais le ton employé par cette petite fille fantasque et intrépide, les portraits savoureux qu’elle brosse de son grand-père communiste émérite – un vrai communiste car «comme avec les Barbie et les baskets Nike», les communistes de contrefaçon existent -, de son chien Joki qu’elle rêve d’initier à la conquête spatiale, de sa camarade de classe Constantza, scintillante et «habillée comme un baklava rose», de ses parents se livrant à des activités clandestines dans la salle de bain, composent un récit révélateur décalé, poétique et drôle de cette dictature absurde.

«Si un jour tu te perds dans la forêt, il faut continuer à avancer, il faut marcher tout droit et tu finiras par trouver ta route, hurle ton grand-père communiste, qui, pris d’une ardeur démesurée à la suite du film soviétique, se met à te raconter sa jeunesse – période intense où il affrontait dans les bois le fascisme et d’autres problèmes. Une fois la guerre terminée, il a pu poursuivre sa formation et s’élever au poste de machiniste pour apprendre à conduire :

Kurt Cobain

a) Un train,
b) Puis un avion,
c) Enfin un Vostok,

rêve ultime, te dit-il d’une voix tremblotante sous le coup de l’émotion. Mais il s’en est tenu aux trains car la suite lui a paru trop vertigineuse, et il a préféré rester sur Terre avec sa famille, qui lui réclamait déjà beaucoup d’héroïsme au quotidien. Maintenant c’est officiel : le rêve de ton grand-père communiste émérite officiel a échoué.»

À la fin des années 1980, le mur de Berlin et la République populaire de Bulgarie s’écroulent en même temps que les certitudes, les valeurs spatiales et l’héroïsme soviétique. L’école change de nom, on découvre que le sapin qui ornait son allée n’avait en réalité pas été planté par Iouri Gagarine. La presse est enfin libre mais les rêves héroïques se dégonflent, en ces temps de désenchantement et de pénurie généralisée. La richesse est accaparée par quelques individus dépourvus de scrupules dans une société transformée en jungle. L’icône nihiliste de l’époque, Kurt Cobain, devient le nouveau héros de la narratrice devenue adolescente, dans ce nouveau monde où les illusions se sont évanouies en même temps que l’enfance.

Les rêves et les illusions passent mais en lisant ce premier roman fantaisiste et touchant, on se dit que cette plume-là va rester.

Les cosmonautes ne font que passer de Elitza Gueorguieva, éditions Verticales
Charybde7
 

Elitza Gueorguieva