Je me souviens de : Les généraux – Enquête sur le pouvoir militaire en France de Jean Guisnel
Une bonne enquête d’il y a presque trente ans sur le pouvoir militaire en France (à l'heure ou l'armée française se tait avant les élections…)
Sur les hauteurs de Suresnes, en cet hiver de 1973, le sénateur-maire socialiste Robert Pontillon reçoit : l’un de ses invités est un administré syndicaliste de la CFDT, Roland Honorat. C’est en sa compagnie qu’est arrivé le second hôte, un colonel de troupes de marine que le sénateur ne connaît pas, Georges Fricaud-Chagnaud. Cette année-là, les deux hommes sont tous deux stagiaires à l’Institut des hautes études de défense nationale, et ils ont sympathisé. Le courant n’est pas passé tout de suite entre le militaire ancien résistant qui a fréquenté tous les théâtres d’opération de l’armée française depuis trente ans et le syndicaliste de gauche. Mais un homme les a rapprochés : le préfet Jean Rochet, patron de la DST ; il était venu faire une conférence à l’IHEDN, et ses propos dénués de toute mesure sur les prétendus « ennemis intérieurs » qui allaient mettre la France à genoux ont indigné l’officier : « Pour lui, les dangereux rouges commençaient aux radicaux de gauche. Mais dans le maquis, j’avais bien vu que dans les coups durs ce ne sont pas sur les patriotes du temps de paix qu’on peut compter. Et je ne trouvais pas acceptable de faire des ennemis de la France de gens qui n’ont pas la même idée que vous de sa défense. »
C’est sans doute en 1995 ou 1996 que je m’étais plongé dans ce document, l’un des très rares ouvrages consacrés aux liens entre le pouvoir politique et la haute hiérarchie militaire en France. Publié à La Découverte en 1990, il permettait au journaliste Jean Guisnel, à l’époque spécialiste des questions de défense et de renseignement chez Libération, de réaliser le mélange d’enquêtes terrain nourries d’entretiens très variés et de recherche en archives ou en bibliothèque qu’il affectionne (et dont sa première enquête, « Services secrets : le pouvoir et les services de renseignement sous la présidence de François Mitterrand », publiée en 1988, témoignait déjà (et à la différence de son futur « Guerres dans le cyberespace : services secrets et Internet » de 1995, nettement plus faible.
De la grotte d’Ouvéa à la Mauritanie et au Tchad, revenant sur ces moments de crise intense où la vitesse prime et où se tissent des liens rares entre décideurs politiques et militaires opérationnels, des réformes jamais vraiment réussies de la formation des élites militaires à l’ESM de Saint-Cyr alors encore frémissante de ses traditions, de son idéologie et du poids de l’Algérie, pourtant enfuie depuis presque trente ans, des répartitions plus ou moins subreptices des rôles, sous la Vème République, entre Président, Premier Ministre, Ministre de la Défense et leurs états-majors particuliers respectifs, à la sortie virulente des généraux de réserve de « Renouveau-Défense » en faveur de Jacques Chirac à la veille de l’élection présidentielle de 1988, Jean Guisnel tente de traquer au plus près, malgré les épaisses couches de langue de bois qui encombrent si souvent ce terrain-là, les liens avoués et inavoués entre le haut politique et le haut militaire, et surtout la manière dont, malgré leurs constantes dénégations, certains chefs militaires font bien de la politique.
Revenant plutôt en détail sur les problèmes causés par les opinions politiques des généraux, depuis le putsch d’Alger, sur les modalités de sélection des dirigeants militaires, sur les pesanteurs et les habitudes de la gestion des carrières, sur l’immobilisme décidé et les contre-manœuvres développées vis-à-vis de toute tentative de réforme dans ces domaines, tout en proposant un intéressant détour par la contribution des militaires à la définition de la politique de défense (et pas toujours uniquement de sa doctrine concrète) et de la politique d’armement (y compris parfois dans son volet directement industriel), Jean Guisnel nous offrait ainsi un document extrêmement précieux, sur un sujet très rarement abordé en France. L’enquête a bien entendu vieilli depuis 1990, mais devrait rappeler à nos chercheurs et journalistes que ces tabous n’ont guère lieu d’être, particulièrement à des époques où les tensions sociales et politiques peuvent mettre à rude épreuve les nerfs et les esprits des outils du pouvoir régalien, et où les changements des paradigmes géopolitiques mondiaux amènent avec elles, de plus en plus souvent et pas uniquement pour les militaires, la tentation d’allégeances différentes.
Aucun officier général français n’oserait se plaindre publiquement des progrès de la détente, donc de la paix. N’est-elle pas le but même de l’action des militaires, et l’effondrement du système communiste n’est-il pas dû aussi pour une bonne part à l’affichage par l’Alliance atlantique – pendant près d’un demi-siècle – d’une posture forte et militairement crédible ? Il n’empêche qu’en cette année 1990 les généraux sont tous, à des degrés divers, très inquiets pour l’avenir : pas nécessairement celui du monde, plus certainement celui de leurs armées. Souci compréhensible quand près de 700 000 hommes – professionnels ou appelés – dépendent d’une institution aussi tentaculaire que le ministère de la Défense, quand tant de jeunes et de moins jeunes officiers font de leur carrière militaire l’idéal d’une vie utile à leur pays… Il n’y a pas de gêne à avoir pour afficher de tels soucis, ni de honte à dissimuler lorsque l’on est en position de gérer l’immense problème social qui se posera inéluctablement.
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Jean Guisnel - Enquête sur le pouvoir militaire en France, éd. La Découverte
par Charybde 2