La réalité modifiée de Charles Burns, toujours renversante

Après la trilogie Toxic-la Ruche-Calavera, l’auteur de Black Hole revient avec deux ouvrages Love Nest et Vortex qui sont plus des romans graphiques que des BD. Il les expose, avec d'autres œuvres, à la Galerie Martel. 

Vortex contient une accumulation d’illustrations et de faux comics créés pour les trois livres sur lesquels je travaillais. Il était cohérent de les réunir dans un seul et même livre. Je ne sais pas si cela séduira les lecteurs, mais on y trouve des histoires écrites dans une fausse langue étrangère, de fausses couvertures pour des comics romantiques, des revues pour hommes… Quand je travaillais sur cette trilogie, j’ai déniché sur Internet des couvertures d’éditions étrangères et pirates de Tintin. J’ai beaucoup aimé leur étrangeté. Ce goût me vient de ma jeunesse, lorsque j’ai découvert un livre français que je ne pouvais pas lire. Cela avait quelque chose d’exotique et de frustrant aussi. Je voyais les images mais je ne pouvais comprendre ni les dialogues et ni l’histoire. Cela m’a inspiré, comme lorsque j’ai découvert plus tard, lors de voyages en Italie, en Espagne, en France ou en Belgique, de nombreux beaux livres que je ne pouvais pas lire.” (Charles Burns)

Et quand on l'interroge sur sa méthode de travail, il en ressort ceci : Je suis surtout intéressé par la logique des rêves. Je crois qu’il m’est arrivé dans le passé de noter mes rêves, un peu comme tout le monde, mais je ne cherche pas à les explorer systématiquement. Quand je cherche l’inspiration, il s’agit plutôt de laisser n’importe quelle idée venue de mon subconscient pénétrer mon esprit. Je ne m’autocensure pas, je ne me demande pas : « Est-ce bien ou mauvais ? Est-ce trop ouvertement étrange, sexuel ou violent ? » Mon travail consiste ensuite à prendre ces idées mal dégrossies et les distiller pour obtenir quelque chose de concret.

Charles Burns ajoute deux titres à son impeccable bibliographie. Un art-book, Vortex, visite renouvelée de sa trilogie Toxic. Et Love Nest, une variation inédite et incroyablement maîtrisée sur les comics à l’eau de rose des années 50. Noir et blanc éblouissant, jeu trouble du quotidien et du fantastique, les images carrées de Love Nest portent la marque d’un très grand Burns.


« Et, pressant ma main contre son visage, je sentis ses lèvres épaisses et lourdes, puis... »
Cette phrase est le seul texte de Love Nest, livre entièrement muet. Elle est lue par une femme solitaire, en tenue de nuit, les ongles faits. Elle dévore l’un de ces comics à la guimauve dont Charles Burns a fait l’une de ses sources d’inspiration.
La suite de Love Nest se compose de 120 dessins au format carré. Leurs particularités ? D’abord, il s’agit d’authentiques cases de comics, que Burns a pliées à son style et à son imagination. Ensuite, ces cases sont présentées deux par deux. Qu’est-il arrivé entre la première et la seconde case ? Au regardeur de combler ce vide narratif et de construire ces 60 histoires. La perfection graphique de l’affaire est sidérante. Un tel mix de technique et de fantastique propulse Burns dans le panthéon peu peuplé des M.C. Escher et des Virgil Finlay.

Quel trajet l’a conduit à cette perfection ? Il naît en 1955. Vers 1965, sa famille s’installe à Seattle, dont la banlieue servira de cadre au roman graphique Black Hole. Burns y laisse éclater, à coup de visages et de corps déformés, la souffrance sourde de l’adolescence américaine.
Auparavant, il a décroché son Master of Fine Arts , frayé avec Matt Groening ( Les Simpson ) et Chris Ware ( Jimmy Corrigan ), puis rencontré Art Spiegelman et Françoise Mouly, qui lui ouvrent les pages de RAW . En Europe, il se rapproche du collectif Valvoline, publie dans Frigidaire, El Vibora, Métal Hurlant. Aux Etats-Unis, il travaille pour Rolling Stone, le New Yorker, le New York Times Magazine, Time. Enfin, avec Toxic , il dissèque sous une autre forme les tourments de l’adolescence : au delà des détournements froids - bulbes de L’Étoile mystérieuse ou Milou devenu chat noir - la prouesse est d’égarer le lecteur entre ses multiples univers. Ici, la question n’est plus de savoir où est le réel, mais où est le normal. Quoi de meilleur, pour brouiller encore les pistes, que d’utiliser un alphabet ésotérique ? Burns en a créé un, qu’il utilise pour un récit complet ou des titres de comics - ces comics qui sont le pivot de sa mécanique perpétuelle. À la fin de l’album Vortex figure une page aux cases brouillées - ado fifties , monceau de crânes, ver à tête humaine, médicaments... un concentré de l’univers surabondant et insaisissable de Burns.  Vortex bien sûr, est un tourbillon d’images. Un regard inédit sur la trilogie Toxic. « Je crois qu’il a voulu explorer son univers à la façon d’un collectionneur », note J.-L. Gauthey, son éditeur chez Cornélius.


Ou offrir au lecteur un regard dégagé des exigences de l’intrigue - comme Joseph von Sternberg, qui projetait à ses étudiants des films à rebours, pour qu’ils se concentrent sur la photo. Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Burns est le fruit de la saturation visuelle dans laquelle il s’absorbe depuis son enfance. L’une des pages finales de Vortex le dit : « C’est tout cela qui me colle à la peau... Les mêmes mots, les mêmes images, encore et encore... Parfois je crois les découvrir pour la première fois... À d’autres moments, ça ressemble davantage à un disque cassé, à une bande magnétique en boucle... Un écho qui n’en finit pas . » (François Landon)

Charles Burns , Vortex + Love Nest , éditions Cornélius
Exposition Galerie Martel -> 3 décembre 2016
17, rue Martel - 75010 Paris
14 h 30-19 heures du mardi au samedi