"Rencontre avec un homme hideux", la puissance du langage

David Foster Wallace mis en scène par Rodolphe Congé, c'est au Théâtre de la Cité Universitaire pour "Rencontre avec un homme hideux". On y découvre une femme qui, par la seule puissance de son discours, évite de se faire tuer par un tueur en série. Réjouissant, non ?

Rodolphe Congé

Une femme réussit à convaincre un tueur en série de ne pas la tuer grâce au langage et à sa puissance de concentration. Un homme tombe amoureux de cette femme par le récit qu’elle lui fait de cette aventure. L’homme raconte à l’intervieweur cette étrange expérience. Ce récit (policier) dans le récit (amoureux) dans le récit (littéraire) – emprunté à David F. Wallace – permet à Rodolphe Congé de poser des questions passionnantes sur les puissances du langage et du théâtre. Qu’est-ce qui dans le langage (et peut-être dans le théâtre) est si puissant qu’il peut avoir des effets dans le monde et se transformer en action ?

C’est par l’entremise de l’auteur et metteur en scène Joris Lacoste que Rodolphe Congé découvre David Foster Wallace. Se plongeant dans l’œuvre de l’auteur américain – qui s’est suicidé en 2008, à l’âge de 46 ans –, le comédien décide de porter l’une de ses nouvelles au plateau. Mais pas n’importe laquelle, et Bref entretien avec un homme hideux, tirée du recueil éponyme, se donne comme un récit d’un récit : un homme raconte à une interlocutrice – dont nous ignorons les paroles – la transformation qu’une jeune femme a opérée chez lui. Rencontrée quelques temps auparavant, cette dernière lui a relaté, après qu’il l’a séduite, comment elle a réchappé d’un meurtre. Au-delà de la mise en abyme, Rodolphe Congé souhaite reconstituer l’expérience d’adresse proposée par la nouvelle, et travailler sur la possibilité d’identification immédiate induite par le dispositif narratif. Comme il le précise, « le spectateur est exactement dans la même position que le narrateur. C’est quelqu’un qui écoute le récit de quelqu’un, qui a lui-même écouté une histoire. »

Joris Lacoste

Pourquoi avoir choisi d’adapter Brefs entretiens avec des hommes hideux ?

Rodolphe Congé : Je n’adapte pas ce recueil de nouvelles mais une seule nouvelle, celle-là et pas une autre et ce pour une raison d’abord formelle. La nouvelle est le récit d’un récit, quelqu’un qui raconte ce qu’on lui a raconté. C’est ce qui nous intéresse, avec Joris Lacoste qui est le dramaturge du projet. Dans la nouvelle, le gars « tombe amoureux » d’une femme en entendant le récit que quelqu’un lui fait des aventures de cettefemme. Tout son bouleversement psychologique passe par le récit. Et c’est là mon endroit aussi en tant qu’acteur. Quand je suis sur un plateau et que je parle, je me pose des questions sur les liens entre le récit que je fais et le monde. Dans la nouvelle, la femme dit qu’elle a pu échapper à un tueur en série grâce à son « application mentale ». Elle s’est mise à parler au tueur et à lui raconter quelque chose et cette « application mentale » l’a sauvée et cette « application mentale » déclenche l’amour du gars qui écoute le récit et je me demande si cette « application mentale » peut prolonger ses effets sur le spectateur.

La nouvelle fonctionne comme un entretien. Le personnage répond à des questions qui ne nous sont pas données. Allez-vous garder ce principe ?

Rodolphe Congé : Oui. À notre sens, le spectateur peut prendre la place de celui ou de celle qui pose ces questions que Wallace ne donne pas. Nous cherchons encore comment traduire l’absence des questions – par des silences ? des jeux de lumière - mais il est sûr que leur présence en creux est importante.

Le monde de David Foster Wallace est sombre. Les hommes de ce recueil par exemple sont nommés hideux. Cette dimension obscure du monde de Wallace vous intéresse-t-elle ?

Rodolphe Congé : Wallace n’écrit pas des portraits sympathiques et humanistes c’est certain. Au contraire, ses personnages sont assez repoussants et pourtant, il arrive à faire en sorte que le lecteur ne les trouve finalement pas si repoussants que ça. Il parvient à créer de l’empathie sans avoir recours à quelque chose de l’ordre de la bienveillance. Il nous dit : regardez les choses comme elles sont et au fond, vous verrez, c’est aimable. Son rapport au réel est vraiment sans aucune afféterie. Et peut-être que cela rejoint ma conception de l’acteur : ne pas embellir les choses par le jeu, se tenir détaché de toute morale. C’est une éthique de l’acceptation du pire mais qui n’est pas glaçante. Ca m’intéresse vraiment cette position sans que je sois sûr de savoir pourquoi. Et ça m’intéresse d’autant plus que la position de Wallace n’implique pas qu’il adhère à une quelconque philosophie nihiliste. Il pense que les choses peuvent évoluer, se révolutionner. Le pire peut, par petits mouvements, par petits déplacements, s’améliorer, se bonifier.

Y a-t-il une technique de jeu propre à l’homme hideux ?

Rodolphe Congé : La langue de Wallace est très écrite, pas du tout naturaliste. Mon premier boulot sera de rendre cela extrêmement fluide et extrêmement présent. Au fond, il n’y a pas tellement de différence entre dire Albertine Disparue et dire du Wallace. Wallace se fout de la simplicité. Il n’a pas écrit ce texte pour le théâtre. Joris Lacoste et moi faisons le pari qu’on peut faire passer cette langue écrite dans la parole et produire un déplacement du spectateur, un impact émotionnel. Wallace le dit explicitement d’ailleurs : il n’a pas de vision du monde à transmettre. Ce qu’il veut, c’est toucher le spectateur, c’est écrire à hauteur d’homme. Et c’est la question que nous posons avec Joris : la parole peut-elle devenir une performance, une action, toucher réellement le spectateur ?

Rencontre avec un homme hideux de Rodolphe Congé d'après David Foster Wallace
Théâtre de la Cité internationale du 3 au 18 octobre
Tous les renseignements, ici