Apprendre à parler aux poissons qui sortent des murs, le quotidien de Bobby Potemkine
Empêcher les poissons des murs de mener leur plan à bien : la sixième enquête de Bobby Potemkine
Je ne sais pas si vous vous en êtes déjà aperçu, mais il y a des poissons à l’intérieur des murs. Au début, on ne s’en rend pas vraiment compte, parce qu’ils sont petits et glissent de brique en brique avec discrétion, en évitant d’exagérer les ploufs et les clapotis, mais, à partir du moment où ils comprennent qu’on les a remarqués, ils grossissent et ils prennent leurs aises.
On ne les entend pas beaucoup s’agiter, non, mais ils font des apparitions à l’extérieur. À l’extérieur de chez eux, donc à l’intérieur de chez nous. Ils crèvent le mur, ils avancent leur buste de poisson, leur figure soudée au corps jusqu’aux ouïes, ils entrouvrent leur bouche molle, ils lâchent une bulle bleue et ils retournent frétiller ailleurs. Ce n’est pas un spectacle agréable, il faut bien le reconnaître. Le mur se referme sur eux sans laisser de trace. Ils ont des yeux couleur d’encre laiteuse ou d’or glauque, ils ne clignent pas, et cela leur donne un regard très inexpressif. Un regard qu’on croise sans y discerner un peu d’amitié ou de complicité possibles. On dirait qu’ils sont aveugles et de mauvaise humeur. Mais ils sentent qu’on les a vus, et, la fois suivante, quand ils émergent de nouveau du ciment ou du plâtre, ils ont déjà une tête plus imposante. La bulle, elle aussi, augmente en taille.
J’ai parlé d’une bulle bleue, ce qui est plutôt bizarre, mais j’ajoute qu’elle est cubique, cette bulle, et ça, c’est encore moins normal. Les poissons qui vivent à l’intérieur des murs lâchent des bulles cubiques et très bleues : voilà où nous en sommes. Voilà ce qui arrive, depuis quelques semaines.
Voilà ce qu’il faut savoir pour que l’histoire commence.
Publiée en 2007 à l’École des Loisirs, la sixième enquête bizarroïde de Bobby Potemkine, destinée par son auteure post-exotique, Manuela Draeger, aux petits comme, en réalité, aux grands (en tout cas, le sel de ce récit se goûte à tout âge, me semble-t-il), est devenue après lecture ma préférée pour l’instant. On y retrouve avec joie les personnages principaux introduits dès 2002 avec « Pendant la boule bleue » et « Au nord des gloutons », Bobby Potemkine lui-même, son chien Djinn, son amie Lili Nebraska, toujours aussi joliment nue sous ses tatouages, la plus belle chauve-soubise du monde, nommée Lili Niagara, ou encore le crabe laineux Big Katz, dont le professeur particulier en imitation de la Lune est désormais un œuf tout droit issu de « La course au kwak » (2004).
À cet instant, le mur s’est craquelé derrière mon dos, et un poisson a faufilé le buste à l’extérieur, il a sorti sa tête jusqu’à l’arrière des ouïes. C’était une tête assez grosse. Je ne suis pas très doué quand il s’agit d’identifier les espèces de poissons, mais là, on ne pouvait guère se tromper. C’était une tête de baudroie. Je ne sais pas ce que vous en pensez, vous, des baudroies. Mais moi, je trouve qu’elles ont une physionomie tout à fait exécrable. On n’est pas du tout tenté d’engager avec elles une conversation amicale. On a plutôt envie de boucler l’entretien au plus vite, en espérant qu’on va bientôt cesser d’avoir devant soi leur immense bouche molle, leur peau brunâtre, verruqueuse, et leurs yeux gris trouble cerné de gris terne.
– Il y a quelqu’un ? a demandé la baudroie.
Elle ne regardait rien de précis, ses yeux n’avaient aucune vivacité, ils semblaient aveugles.
Lili Nebraska s’est débarrassée de sa couverture, et elle est allée se placer en face de la grosse tête. Elle a pris une intonation policière.
– On peut savoir ce que vous voulez ? a-t-elle demandé.
– Je cherche un shérif, a déclaré la baudroie avec sa tête verruqueuse, sa bouche énorme et molle.
– Quel shérif ? a demandé Lili Nebraska.
– La Grande Mimille, a dit la baudroie.
– Il n’y a pas de Grande Mimille ici, a dit Lili Nebraska. Est-ce que vous ne confondriez pas avec un certain Emilio Popielko ? C’est un nom qui a déjà été prononcé entre ces murs.
– Emilio Popielko ou la Grande Mimille, c’est du pareil au même, a ricané la baudroie.
J’ai frissonné.
Dans ces brefs contes prétendument pour enfants, Manuela Draeger pousse souvent à l’extrême la poétique des métaphores enchâssées qui caractérise bien souvent le post-exotisme, tous textes confondus. Particulièrement dans celui-ci, l’architecture des couches de langage, des niveaux de communication et des registres narratifs, est très spectaculaire, peut-être d’autant plus que le ton adopté pour traiter de la douce déliquescence dans le froid, la mer et le givre de cette cité boréale en cours d’abandon et de sa population résolument fantastique – mais absolument ordinaire pour les protagonistes – reste de bout en bout celui d’un conte psalmodié autour d’un brasero, en s’adressant régulièrement au public, gentiment pris à témoin, ou même sommé de participer.
– Et quand on aura achevé sa construction, a ajouté la baudroie, on ne pourra plus dire que la police n’existe plus. Vous voilà prévenue, ma petite dame.
Lili Nebraska a haussé ses jolies épaules. Comme vous, comme moi, elle déteste qu’on l’appelle ma petite dame.
– Qu’est-ce que vous voulez faire d’un shérif ? a-t-elle demandé. Vous en avez tant besoin que ça ?
La baudroie n’a pas répondu. Elle était en train de façonner une bulle, un cube bleu foncé, bleu nuit, brillant, gélatineux, presque aussi gros que sa tête énorme.
Pour parvenir à circonvenir les menées aveugles, égoïstes, voire froidement totalitaires, des poissons des murs, Bobby Potemkine et Lili Nebraska vont mine de rien mobiliser la communauté – avec certains de ses membres que l’on découvre ici, d’autres déjà aperçus précédemment, dans les trois textes déjà cités, ou bien dans « Nos bébés-pélicans » et « Le deuxième Mickey », en 2003 -, dans la joie, la bonne humeur, et une bonne dose, déjà et encore, d’humour du désastre, nettement perceptible même lorsqu’il se déguise en nonsense de type carrollien : l’ex-chiffonnière dormeuse Mimi Okanagane, la cohorte toujours primesautière et farceuse des chauves-soubises pourtant désormais réputées envolées vers d’autres cieux, ou encore un orchestre de rue dans lequel se distinguent, autour d’un platigromphiste, les deux louves arctiques Pamela Obieglu et Iponiama Oshawnee, particulièrement redoutables et efficaces.
On ne réaffirmera sans doute jamais assez la place absolument centrale – et résolument, poétiquement hilarante -, contre toutes apparences, qu’occupent les enquêtes de Bobby Potemkine au cœur de l’édifice post-exotique.
L’arrestation de la grande Mimille de Manuela Draeger, éditions l'école des loisirs
Charybde2
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