Stéphane Padovani : maintenir le langage pour ne pas disparaître au monde
Des nouvelles mystérieuses pour faire l’éloge du langage comme barrage à l’incendie du monde contemporain. Magnifique.
Dans un monde contemporain marqué par les guerres, la violence et la misère sociale, les personnages des nouvelles poétiques et inspirées de Stéphane Padovani semblent chercher un langage pour continuer à témoigner du monde, pour se préserver des prédateurs et de la violence qui le consument, pour maintenir le souvenir des disparus qui les hantent et une forme de continuité dans un monde en délitement.
Aucune déception dans ce recueil (bien au contraire) ; la première des nouvelles, «Traduire», est déjà à mon sens un sommet. Un homme recruté comme interprète dans un pays occupé par des militaires occidentaux a dû fuir son pays. Menacé de mort pour traîtrise à sa langue et collaboration avec l’ennemi, il est parachuté dans une ville de province française. Condamné à mort pour des mots, exilé pour sauver sa peau, cet homme poursuit, malgré le manque de sa terre natale et l’inadéquation de son français trop littéraire pour la vie quotidienne, son plaidoyer amoureux pour cette langue étrangère, incendie de sa vie d’avant et espoir d’un futur possible.
«Ils disent que je n’aurais jamais dû servir d’interprète, de passerelle entre les adversaires, parce que ce ne sont pas des paroles qui s’échangent, des voisins qui communiquent, mais des combattants qui s’affrontent, et que je suis un sot, un inconscient, pire : un collaborateur. J’ai pris le parti du langage, et c’est cela que je paye. J’ai pris le parti de relier deux réalités trop éloignées, de croire en la nature radicalement humaine et humaniste de la langue, en sa capacité à s’ouvrir, en son potentiel d’empathie.
Mais pas du tout, disent-ils, tu t’es laissé berné et ton innocence n’est que de façade. Tu as surtout permis au mensonge de s’étendre plus loin qu’il n’aurait pu, avec tes traductions et ta radio damnée.
Ils ne peuvent pas comprendre que ma langue natale m’est toujours chère. Ils pensent que je l’ai abandonnée comme j’ai abandonné mon pays, trahi mon peuple et ma foi. Quel peuple ? Depuis longtemps le patchwork est déchiré de toutes parts, si tant est qu’il ait tenu un jour.» (Traduire)
«Cette langue, je m’y suis brûlé. Pas comme ils le pensent, non, pas comme dans la sentence infernale. Elle m’a consumée dès que je l’ai mieux connue, m’a donné de l’énergie, de la force en m’en prenant, dans un échange à la fois gazeux, liquide, solide. J’ai senti dans ses sens et dans ses sons la saveur d’un baiser, l’exigence d’une discipline, la circulation d’un sang autre qui me sortait de mon enveloppe, de mes représentations, de ma gangue, me lançant dans le monde à la volée, comme une grappe de raisin, une poignée de gravier ou de sable à la fenêtre de l’avenir. Quelque chose à la fois d’enfantin et de grave nourrissait mon plaisir. Je traduisais.» (Traduire)
Stéphane Padovani manie subtilement le fantastique, qui affleure dans les zones troubles entre éveil et rêves ou cauchemars, comme dans «Se noyer» où une femme part à la rencontre du frère dont elle a perdu la trace depuis quinze ans, après l’avoir reconnu à la télévision dans un clochard balbutiant et furieux insultant les journalistes venus l’interroger sur la disparition de sa compagne tuée par le froid. Un très beau récit pour dire les traces persistantes d’un frère, nostalgiques et tendres, dans une trajectoire durement marquée par l’âpreté du réel.
Les personnages de ces nouvelles voudraient continuer à trouver les mots et entrevoir le bleu du ciel, malgré la tristesse d’un monde en déshérence, cette société grecque contemporaine si bien dépeinte en filigrane dans «Pleuvoir». Dans une ville d’Athènes pluvieuse, un homme doit écrire un article pour évoquer un ami perdu, un cinéaste reconnu dont la mémoire a été bafouée, sur fond de délitement culturel, de progression du parti néonazi, de misère sociale et d’une mémoire en déshérence, dans «ce pays qui n’en finit pas de mourir sans jamais y parvenir tout à fait.»
«J’entends encore son rire, l’ampleur du silence qu’il imposait tout à coup. J’ai envie de dessiner un arbre sur ma feuille, un arbre seul et simple, au milieu d’un champ. Ce serait son portrait. Un repère, à l’horizon.» (Pleuvoir)
Le thème des prédateurs insaisissables traverse la nouvelle superbe et emblématique, «Brûler». Tandis le feu consume les forêts autour d’Athènes, œuvre du vent ou de promoteurs immobiliers sans scrupules, un écrivain français cherche des explications, pour un article qu’il a accepté d’écrire sur la ville grecque. À cours d’inspiration, il se rend dans les collines à la rencontre de Stavros, un vieil homme étrange, peut-être fou, qu’il va accompagner de nuit en forêt pour accomplir un rite mystérieux et contenir l’incendie, une rencontre qui ne le laissera pas indemne.
Cinquième livre de l’auteur, «Le bleu du ciel est déjà en eux» est une réussite, un recueil qui frappe par sa précision d’écriture, et sa poésie onirique et mélancolique.
Stéphane Padovani Le bleu du ciel est déjà en eux ( éditions Quidam)
Coup de cœur de Charybde7
Vous pourrez acheter ce livre chez Charybde dès sa parution le 4 février 2016 chez Quidam éditeur, ici.