"Mysterious Object At Noon" : entretien à propos d'un cadavre exquis du cinéma thaïlandais
Sillonnant la campagne thaïlandaise, une équipe de tournage demande aux personnes rencontrées en chemin de prendre la parole devant la caméra. Sur le principe du cadavre exquis, chacun invente successivement les péripéties d'un conte étrange. Celui d'un garçon infirme qui découvre un beau jour son institutrice évanouie et une mystérieuse boule sur le plancher. La boule se métamorphose et prend soudain les traits d'un petit garçon... Puis quelqu'un dit... et... Tourné en l'an 2000, le premier film d'Apichatpong Weerasethakul était le pari fou (rappelant un peu celui du "Out One" de Jacques Rivette) d'un cinéma qui s'inventerait et s'improviserait en route, au gré des acteurs et des histoires qui naîtraient devant la caméra. L'amour du cinéma. Un amour de cinéma. Et des gens.
Entretien avec Apichatpong Weerasethakul, décembre 2015
Que représente Mysterious Object at Noon pour vous aujourd’hui ?
Une folie ! Un appétit d’enregistrer des images et de découvrir le fonctionnement organique du cinéma. Cette expérience a laissé des traces, elle nourrit encore ma façon de faire des films aujourd’hui.
Comment ce projet est-il né ? L’idée du cadavre exquis est- elle présente à l’origine ?
Je souhaitais faire un film basé sur un montage d’éléments hétérogènes, tout en m’interrogeant sur la façon de les unifier. Des milliers de possibilités s’offraient alors à moi. Lorsque j’ai découvert au musée des travaux d’artistes qui avaient le suivi le principe du cadavre exquis, je me suis rendu compte que le concept d’unité de l’œuvre n’était qu’une illusion de plus. Ces travaux allaient bien plus loin que les collages classiques car ils ne visaient pas l’unification d’un sens ou d’une forme.
Vouliez-vous faire le portrait des gens de la campagne ?
Ce n’est pas tant les vies de chacun avec leurs particularités qui m’intéressaient. J’avais plutôt envie de filmer des visages et des voix, dont les miens.
Quel itinéraire avez-vous parcouru à travers la Thaïlande ?
Nous avons suivi la carte du pays, du nord au sud, et en route nous cherchions les lieux de tournage. Une première partie a été réalisée en 1997. Nous étions alors seulement cinq dans l’équipe, moi j’étais à la caméra. Nous avons tourné une grande partie du film à cette époque. Mais, j’avais le sentiment que quelque chose manquait. Alors nous avons repris le tournage un an plus tard, à Bangkok, avec une plus grande équipe et un caméraman. Mais finalement, les images du second tournage ne représentent qu’une toute petite partie du film. Si c’était à refaire, je partirais seul sur la route. Mais sans doute serait-ce impossible car je n’ai plus la même urgence à tourner, celle que j’avais étant plus jeune. Aujourd’hui, ce serait davantage sous forme d’installation que je présenterais les images, pour les libérer les unes des autres.
Combien de temps le tournage a-t-il duré ? Et le montage ?
Nous nous sommes adaptés en fonction du budget disponible. La première partie du tournage a duré entre deux et trois mois, la seconde un seul. Je me souviens avoir passé presqu’un an à monter le film. On avait pris tellement de notes pendant le tournage qu’elles sont devenues inutilisables au montage. À l’époque, je montais sur Avid, qui ne permettait pas de travailler vite. Le film serait très différent si nous l’avions monté avec une autre technologie. La partie fictionnelle et narrative du film est élaborée à partir d’éléments de nature différente : les interviews avec les villageois, les cartons de film muet, une pièce de théâtre chantée, des plans documentaires...
Était-ce une façon de voyager dans le cinéma pour explorer ses différentes possibilités de raconter ?
Je n’avais pas de plan déterminé. J’étais curieux de mélanger des sources narratives diverses et de me laisser porter par la forme du cadavre exquis. C’est une sorte de prolongement de mes courts métrages, pour lesquels j’avais beaucoup puisé dans le cinéma structurel.
Mysterious Object at Noon est un peu votre 8 ½ ?
Je pense que le film témoigne de ma confiance dans le cinéma, de la façon dont je le laisse me guider vers différentes formes. Le film peut être vu comme un documentaire ou comme une fiction, voire comme un documentaire fictionnel. Mais j’ai appris en faisant ce film, et depuis, qu’il ne faut pas avoir une confiance aveugle en le cinéma, mais qu’il faut apprendre à le guider.
Le contexte politique est très présent dans le film : on aperçoit des affiches électorales dans les rues, on entend une déclaration du gouvernement à la fin du film.
Pouvez-vous repréciser l’atmosphère du pays à l’époque du tournage ?
À cette époque, l’économie de la Thaïlande était en récession, suite à la crise financière asiatique de 1997. C’était une période où l’on faisait le bilan de ce qui avait dérapé : les investissements spéculatifs, la corruption, les dettes vis-à-vis de l’étranger étaient devenus monnaie courante. Les illusions sont tombées, et beaucoup de personnes sont devenues sceptiques vis-à-vis du capitalisme, qui était considéré comme une importation de l’Occident. C’est un moment important de notre histoire. C’est alors qu’un nouveau nationalisme a pris racine, celui qui continue à infester la Thaïlande aujourd’hui. L’armée a toujours eu un rôle politique fort en Thaïlande et son action a des retombées économiques certaines. De plus, depuis les années 1960, un accord avec les États-Unis encadre et organise la construction de nouvelles bases militaires. Ce sont les Américains qui ont forgé nos hideux responsables militaires. Ensemble, l’américanisation du pays et l’armée assoiffée de pouvoir ont généré des mythes locaux et ont distillé leur propagande. Ils ont donné naissance à une nation de citoyens asservis.
L’histoire du tigre sorcier qu’on entend à la fin racontée par les enfants est la même légende que celle de Tropical Malady ?
Oui c’est la même, c’est une légende bien connue non seulement en Thaïlande mais dans toute l’Asie du Sud-Est.
Propos recueillis par Capricci en décembre 2015
THAÏLANDE | 83’ | 2000 | NOIR & BL ANC DCP | 1.85 | DOLBY
SORTIE LE 27 JANVIER 2016