Fabrication de la guerre civile, par Charles Robinson
Poudre et crise, feu et esprit d’entreprise. L’étincelle.
Publié en janvier 2016 au Seuil, le troisième roman de Charles Robinson reprend le récit interrompu à la fin de « Dans les cités » (2011), quelques semaines ou mois plus tard. Le processus de réhabilitation par la destruction qui se préparait pour la cité des Pigeonniers, ensemble de grande banlieue qui ne se réduisait à aucun moment à n’être qu’un prétexte ou un emblème – et c’est l’un des grands talents de l’auteur -, est désormais très proche de sa phase active. La lectrice ou le lecteur du roman précédent prendra un immense plaisir à retrouver les figures familières de ce paysage péri-urbain sincèrement désolé, cabossées ou triomphantes, repenties ou plus imaginatives que jamais, avides et cyniques, bizarrement idéalistes, obsédées ou simplement perdues. L’auteur a veillé attentivement, toutefois, à ne pas décourager les nouveaux arrivants, qui trouveront au fur et à mesure du récit, lorsque nécessaire, les éléments-clé du passé permettant de saisir ce qui se passe, que cela soit visible ou invisible, éclatant ou à peine perceptible.
La crevasse horizontale dans le béton est profonde de vingt centimètres. Tu peux glisser la main, comme dans la gueule d’un caïman, et jouer avec la peur instinctive de ses mâchoires.
Coulures de rouille, sous l’acier à nu corrodé.
Tu peux enfoncer tes doigts dans l’humidité et la mousse, fermer les yeux, sentir les étages qui pèsent, le sous-sol meuble, sentir les craquements dans les conduits, les pas des générations. Tu peux laisser ta main, tu peux ressentir l’affaissement.
Le sol calcaire s’est enfoncé dès le début de la construction et les défauts de portance se sont multipliés sous la charge des dix bâtiments. Une demi-douzaine de poteaux de béton glissent d’un centimètre ou deux par an. Stries des marques de repère au marqueur.
Déplacements des contraintes, selon les ingénieurs.
C’est pour ça que le bailleur HLM a décidé de condamner les caves à nouveau, en avance de phase sur la démolition.
C’est la troisième fois que la décision est mise en œuvre.
Les accès ont chaque fois été rouverts après quelques mois.
L’anthropologue issu du lieu qui nous servait de guide précédemment, embauché – pour son expertise et sa capacité à se « fondre » dans le terrain – par les divers sponsors du projet urbain, est toujours là, mais il a changé, comme annoncé, de fonction, et n’est plus désormais qu’un acteur-spectateur parmi d’autres, ayant perdu sa place privilégiée (sans doute davantage qu’il n’en est lui-même conscient). Charles Robinson développe au fil de ces 630 pages denses, joliment rageuses et curieusement poétiques, plus encore que dans son roman de 2011, une rare capacité à transfigurer les clichés de l’ex-Cité Radieuse, à exercer une verve jubilatoire forcenée, variant avec fougue en fonction de chaque locuteur, pour extraire de cette insatiable course à l’abîme une insidieuse et gouailleuse leçon de civilisation logiquement arrivée au bord du gouffre.
En trois heures l’appartement passe du statut « à rafraîchir » à « insalubre ».
Les ouvriers reprennent la camionnette et disparaissent dans le petit matin brumeux, le véhicule cahotant dans l’allée du Chardonneret-élégant. Mission « Finir avant midi » réussie.
La première fois que M s’est rendu sur place, après avoir récupéré les clés auprès de Bastille Joey, il a été effaré.
– Les sauvages… Pas croyable… Faut être un grand malade pour faire ça.
Craps soulevait délicatement, comme l’atroce cadavre d’un gosse algérien à Sétif 1945 (© L’Histoire est un éternel recommencement), deux morceaux d’évier brisé par le milieu.
Il vous prend comme ça parfois des envies de pleurer.
– Viens, M. Viens. On les trouve, on leur défonce les dents ! Viens, on leur apprend le respect. M ! Franchement ! Tu trouves que c’est écologique, ce qu’ils ont fait ? M… Les baleines, et tout… T’as vu ce qu’ils ont fait !
Bastille Joey expliquait qu’il ne pouvait rien contre ça. La décision avait été prise en haut lieu. Même s’il retardait d’un après-midi pour appeler les ouvriers, ça n’aurait pas d’impact. À un moment ou un autre, l’appartement serait saccagé.
– Tu comprends : la caravane passe, et le vieux chien, il sait qu’aboyer c’est perdre des forces.
Bâtards de putains de bâtards, avait dit M.
Bastille Joey avait repris son véhicule de service et sur tout le trajet écouté son album préféré de Michael Jackson en chantant à tue-tête : BITE TIT ! BIIITE TIIT ! BIIIITE TIIT !
OK, avait dit M.
Vous voulez la jouer goret.
Bien loin du ton cassandresque qui encombrait jadis le « Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte » (2006) de Thierry Jonquet, plus rusé encore que le beau « L’esprit de l’ivresse » (2013) de Loïc Merle dans la décomposition analytique de la montée de l’émeute, aussi adroit que le subtil et surprenant « Le clan Boboto » (2009) de Joss Doszen pour sinuer dans les improbables réseaux de solidarités familiales, amicales et intéressées qui cimentent ici comme parfois ailleurs la société réelle, sachant mobiliser les doutes et les fausses certitudes comme le trop méconnu – malgré son prix Goncourt ! – « L’art français de la guerre » (2011) d’Alexis Jenni, sachant décoder les grillages administratifs qui prétendent réguler le marché à l’égal de l’éclatant « Les saisons de Louveplaine » (2013) de Cloé Korman, Charles Robinson, avec cette « Fabrication de la guerre civile », dégage comme en se jouant des fils conducteurs de haut vol, traquant avec finesse et inventivité du langage et de la situation le bouillonnement tous azimuts, l’impératif authentiquement entrepreneurial qui emporte, exalte et déchiquète concrètement, bien loin des fantasmes religieux galvaudés et rabâchés par les commentateurs ou les opportunistes médiatiques en mal de diagnostics simplets et de boucs émissaires faciles.
Tout le monde le sait : s’originer du Zoo et entrer comme ça, tout de go, dans la Cité des 123, c’est un peu comme doigter un chihuahua au palais de l’Élysée et s’essuyer sur une tapisserie murale en sifflotant Frère… Entends-tu ?… Essayez un jour, pour tester les vigiles.
À l’issue de ce parcours dans lequel la gouaille et la tchatche, l’action et la réaction, ne masquent jamais la cruauté, la violence, l’instinct de domination, ou la testostérone livrée par camions, mais aussi, sous des formes souvent paradoxales, l’amour intense et l’amitié éternelle, la lectrice ou le lecteur se réjouira, légèrement interdit(e), plein d’admiration, de voir ainsi saisie et exposée la puissante logique qui mène du « Génie du proxénétisme », captivant premier roman de l’auteur, en 2008, à ce laboratoire délirant en apparence mais pourtant fonctionnant, réellement, dans l’infrastructure, sur turbo-compresseur, de la stasis (στάσις) qui guette (point aveugle analysé à nouveau récemment avec une immense lucidité par Ninon Grangé dans son si roboratif « Oublier la guerre civile ? »). À l’ombre insistante du premier Marx mais peut-être surtout de Spinoza (la fable évoquée un instant, entre petites mains de l’entreprise délictueuse, du scorpion et de la grenouille, est ici tout sauf innocente), c’est bien le leitmotiv de Schumpeter qui irrigue tout le roman : que cela plaise à chacun ou non, une fois que le marché règne en maître, on est toujours le concept marchand obsolète de quelqu’un, d’un « plus fort » ou « mieux outillé », et la destruction créatrice aime, aux extrêmes, plus que nous ne sommes prêts à nous l’avouer, à s’exprimer en révolution et en guerre civile, le moment venu. Valerio Evangelisti, exposant le contenu mythologique toujours actuel des « barons-voleurs » américains du XIXème siècle (« Anthracite », 2003), ne s’y était lui non plus pas trompé, et Charles Robinson en donne à lire merveilleusement toute l’actualité délétère.
Dans le dossier, chaque case est un piège à renard, si tu ne coches pas le bon endroit, deux arcs de cercle se rétractent et leurs dents s’enfoncent profondément, déchirant la chair de ta chair.
par Charybde2
Fabrication de la guerre civile par Charles Robinson aux Editions du Seuil, collection Fiction & Cie
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