Présences de Thelonious Monk et Sun Ra, par Jacques Denis
Sun Ra et Monk ont marqué des générations d’artistes, au-delà du jazz. Parce que ces deux pianistes étaient avant tout deux esprits libres, prêts à oser tout. Deux punks, prompts à en découdre avec les codes de bonne conduite du jazz. No bullshit.
« Reste bien perché, Sonny, ils ont essayé de faire le même genre de merde avec moi ! » Cette cinglante réplique de Thelonious Monk s’adressait à un homme pour qui Sun Ra était « trop loin ». Et le pianiste d’ajouter : « C’est peut-être bien le cas, mais ça swingue. » Cette altercation, citée par John F. Szwed dans son imposante biographie sur Sun Ra, rappelle une évidence, pour paraphraser un titre-phare de l’univers monkien : Sun Ra et Monk étaient des esprits à part, « ailleurs », dans le cénacle du jazz. Hasard ou coïncidence, tous deux sont nésil y a un siècle, au moment même où les premières de jazz s’enregistraient officiellement, par un orchestre de Blancs. Eux vont s’illustrer en donnant du jazz une vision haute en couleurs.
Trop high, donc… Parti dans un autre monde, c’est bien cela qui unit les deux pianistes qui furent parmi les plus punks que connut le jazz. Car si tous les deux ont bien entendu écouté le noble Duke Ellington, le parrain du jazz, si l’un et l’autre n’ont jamais caché leur attachement pour les grandes figures de la tradition, l’un comme l’autre vont proposer une rupture radicale avec le swing à papa. Monk, plus jeune de trois ans que Sun Ra, sera le premier à changer la donne, en inventant au tournant des années 1940 ni plus ni moins qu’une nouvelle musique : le bebop, qui depuis les hauteurs d’Harlem va déferler sur toute la planète jazz, et même au-delà. Quant à Sun Ra, dont on vient de fêter le centenaire en 2014, il va bidouiller une formule sans équivalent à partir des années 1950, et devenir une référence lui aussi bien au-delà du jazz. Entre ces deux-là, une même intention : tracer son singulier sillon, sans se soucier du qu’en dira-t-on.
« Le jazz est mon aventure. Je traque les nouveaux accords, les possibilités de syncope, les nouvelles figures, les nouvelles suites. Comment utiliser les notes différemment. Oui, c'est ça ! Juste une utilisation différente des notes. » Telle était la déclaration d’intention de Monk, qu’il suivra jusqu’à la fin de sa vie, en 1982. « Ma musique va d’abord faire peur aux gens. Elle représente le bonheur, et ils n’en ont pas l’habitude. »Telle était la vision du monde de Sun Ra, un constat auquel il essaiera de remédier jusqu’à son trépas, en 1993, avec une musique joyeuse, bouleversante et bouleversée. Profondément mus par le désir de créer, ces deux prolixes compositeurs partageaient une vision iconoclaste de la musique, rejetant les académismes de tout bord mais se projetant paradoxalement, pleinement, dans l’histoire du jazz. Et ils auront l’agrément des meilleurs. « Jouer avec Monk, ça vous donne la sensation de tomber dans une cage d’ascenseur. », résume John Coltrane, comme pour dire le côté lâcher prise de l’ésotérique « moine ». « Sun Ra fut le premier à m’introduire aux plus hautes formes de musique », dit de son côté John Gilmore, autre ténor du jazz qui sera l’un des piliers de l’Arkestra, l’orchestre aux multiples noms et déclinaisons de Sun Ra.
On n’a pas fini de disserter sur Monk et Sun Ra, à la fois sujets de réflexion sur le jazz et objets d’extension de ce nom de domaine pour le moins trop restreint pour leurs ambitions respectives. Car, comme les meilleurs créateurs, ils permettent de sortir des grilles de lecture et du prêt-à-penser. Monk comme Sun Ra, c’est une invitation à déplacer les logiques, un sens de l’oblique, dans un monde où tous convergent vers le vertical. En ce sens, ils bousculèrent l’ordre établi, la préséance. « Je suis là devant la Maison Blanche et je ne vois pas de Maison Noire. », déclara Sun Ra dans le bien nommé film A Joyful Noise. Pour être devenus, de leur vivant et encore post-mortem, deux papes dans leur genre, ces deux hérétiques devant l’éternel auront toujours été hermétiques aux chapelles du jazz. Le premier, pour se baptiser Monk, deviendra le défroqué du bop, un type atypique drôlement toqué ; le second, pour s’être choisi le nom du dieu soleil, sera suivi tel un gourou, lui-même adepte de la loge maçonnique noire. « L’humanité est sur la bonne route mais dans la mauvaise direction ! », avait-il coutume de rire… Et Monk ne fut jamais avare lui non plus de farces. Comme ces pas de danse qu’il entame bien souvent autour du piano.
Provoquer, interpeller, ce sont bien là deux qualités de leurs musiques respectives. Et s’il y a de la joie, bien souvent, dans leurs ritournelles faussement naïves, il y a tout autant le goût pour suspendre le temps, surprendre l’oreille. Tout ce qui a évidemment raisonné chez bien des musiciens au-delà de la sphère jazz : de Lou Reed à Daniel Darc, du MC5 jusque Lady Gaga, de Sonic Youth à Zombie Zombie, de Underground Resistance à Lupe Fiasco, de George Clinton à Andy Summers, de XTC à Patti Smith, la liste est longue de ceux qui vont fréquenter ces contre-allées de l’histoire de la musique. Qu’y ont-ils trouvé ? Des bandes-son originales, post-modernes, dont ils vont s’inspirer, à la lettre parfois, plus souvent dans l’esprit. Monk et Sun Ra partagent cette culture du son qu’ils auscultent et qu’ils sculptent, un truc qui les rend terriblement contemporain… Chacun à leur manière. Monk est reconnaissable entre tous, dès la première note, comme l’est Sun Ra. Mais l’un n’est pas l’autre. Simplement, leurs trouvailles vont marquer les futures générations : dans les logiques de réitération chères à Monk se trame une partie du futur de la musique électronique, des samples aux limites de l'abstraction, des pistes de réflexion que Monk a léguées à l’humanité, de quoi bien délirer encore des années. Le répertoire de Monk, c’est une succession d’étranges mélodies qui vous habitent et vous hantent.
Muni Munk, paire electro du label allemand Gomma a souvent – comme son nom l’indique – puisé son inspiration chez Monk. En la matière, les têtes de relecture du hip-hop ont fouillé dans les disques de Monk pour en extraire des boucles : RZA a samplé « Ba-Lue Bolivar Ba-Lues-Are » pour le Cuttin' Headz de Ol' Dirty Bastard, et avant lui DJ Premier détourna « Light Blue » pour le mythique « Jazz Thing » de Gang Starr. Avant tous, Miles Davis lui-même avait encore vu juste lorsqu’il écrivit dans son inépuisable autobiographie : « Tout ce que Monk a composé peut se retrouver sans problème dans les rythmes nouveaux qu’utilisent aujourd’hui les jeunes musiciens : Prince… J’adorais le regarder jouer : il suffisait d’observer ses pieds pour savoir s’il entrait dans la musique. S’ils bougeaient tout le temps, il était parti. C’était un peu comme regarder et écouter de la musique de l’Eglise sanctifiée : le beat. »
« Qu’il écrive une ballade ou des tempos plus rapides, la transe est la trame, qu’il décline sur des formes plus ou moins longues. “Shadow World”, c’est une mesure en boucles, avec des thèmes de psychopathe par-dessus. », analyse Thomas de Pourquery à propos de Sun Ra. Le Moondog du jazz actuel vient de rendre hommage au solaire visionnaire. Afro-futuriste, tant dans ses accoutrements, étonnants et clignotants, que dans ses prises de position politique, Sun Ra aura marqué la génération psyché et punk. Sonic Youth s’est ainsi réclamé de lui, Joy Division utilise le riff de batterie de « The Perfect Man » pour leur titre « Disorder »… Tout comme « ’Round Midnight » ou « Straight No Chaser », deux classiques de Monk, ont influencé les rockeurs de tout bord, « Enlightenment », « Love In Outer Space », « Space Is The Place » sont des thèmes de Sun Ra qui défient les définitions et délitent les catégories fixées par l’orthodoxie. D’ailleurs, ce dernier enregistra dès 1961 « The Futuristic Sounds » produit par Tom Wilson, qui va bientôt se faire connaître auprès du Velvet Underground… Le pianiste tripatouille tous les claviers électriques : il en tire des sons irréels, des vagues d’écho qui sidèrent, des flots de delay qui stupéfient. Plébiscité par la scène post-psyché, cité par les proto-punk, Sun Ra est tout autant considéré comme l’alter ego des chercheurs de sons de l’école minimaliste : Cage, Lamonte Young… Sa musique tend vers l’électro, le son des machines, le bruit blanc et le bruissement qui annoncent la colère assourdissante du punk.
Punk, Sun Ra comme Monk le sont aussi par leur résistance aux modèles précalibrés de l’industrie du disque : là encore, ils auront éclairé le chemin des zélateurs du DIY. Fort d’une technique toute personnelle, Monk n’a jamais travesti sa pensée décalée, avec pour conséquence d’être incompris du public, et donc reconnu que sur le tard. Quant à Ra, il a très tôt pigé qu’il lui faudrait se débrouiller par lui-même. Dès les années 1950, il monte le label El Saturn, où il publie des bandes d’inconnus, des faces de r’b et de doo wop, la bande-son des mauvais garçons black de l’époque. Et ce penchant pour le fait maison l’amène à réaliser des pochettes de disques faits mains au cours des années 1960. Des pochettes coloriées, des photocopier collés, à l’image des productions artisanales qui aujourd’hui s’échangent des centaines de dollars. Certaines affichent un sens de la provocation teinté d’humour potache : sur « Heliocentric Worlds », il figure à côté de Galilée, Copernic, Michel Ange… Et là encore, Monk n’est pas en reste : la cover de son génial « Underground » le montre en pianiste résistant made in France, un béret vissé sur la tête et une clope au bec, avec un officier nazi ficelé sur le côté et un tas d’explosif à ses pieds. L’étalon italien Francesco Bearzatti l’a détourné pour son projet Monk’n’roll, où il mixe les compos de Monk à des classiques du rock. « Monk se moquait bien de nos clichés. C’est un punk, un mec quand même très bizarre par rapport au commun des mortels. »
Ite Missa Est.
Jacques Denis